Cuba

6. La troisième mort du Che

Voici le Cuba de la répression. Contre le marché noir, la circulation du dollar et la prostitution. Contre les " dissidents " condamnés à des peines de prison comme de vulgaires trafiquants, pour avoir osé parler du présent, de la démocratie, de la souffrance du peuple. Sous le fantôme embaumé de Che Guevara, une société décomposée par les tares du post-communisme

Voici bientôt un mois que nous séjournons dans l'île. Nous avons repris la guagua à Camagüey, à 600 kilomètres de la capitale. Quatorze heures de voyage, le temps de transformer des passagers en une famille. Sur l'autoroute, à l'entrée de la province de La Havane, un contrôle de police. Tous les sacs sont inspectés. Que cherchent-ils ?

La fouille de la soute à bagages nous l'apprendra. Valises, ballots sont ouverts. Première trouvaille : un morceau de mortadelle, 3 kg au moins. Le jeune policier soupèse sa prise, indécis. Mais il trouve mieux : trois gros poissons. Cette fois, c'est grave. " A qui appartient ce paquet ? " La propriétaire se dénonce. Des passagers font cercle au pied du bus autour des policiers, les autres sont aux fenêtres : consternation et ricanements. La discussion est vive. Cette femme ne sait-elle pas qu'il est interdit de faire entrer des denrées rationnées dans la capitale ? Marché noir ! Elle proteste : " Je vais fêter l'anniversaire de mon fils, il faut bien que j'apporte quelque chose à manger ! " Le policier en réfère par talkie-walkie et la réponse tarde. Elle s'énerve : " Mon fils crève de faim et je ne pourrais même pas le nourrir ? " Les passagers interpellent le garçon : " Mais enfin tu ne sais pas qu'à Camagüey on trouve du poisson sur le marché ? " Une telle abondance dans cette province lointaine le laisse incrédule. Il tient un trafic illicite, il ne lâchera pas. Les passagers enfoncent cruellement le clou : " Et même parfois tu peux avoir une livre de queues de langoustes ! " Il vacille. La femme est découragée : " Je sens que mon fils n'aura pas d'anniversaire cette année. " Au bout d'une demi-heure, l'ordre arrive de laisser passer. La présence de deux étrangers a-t-elle joué un rôle ?

Nous sommes en pleine période de répression. Répression de la délinquance : contre le marché noir, contre tout ce qui gravite illicitement autour du dollar, la prostitution, le logement sans licence. La nouvelle loi " de protection de l'indépendance nationale et de l'économie de Cuba " permet de sanctionner les contacts avec les étrangers. Nous avons rencontré deux jeunes avocats britanniques de la City, attirés à la fois par leur fascination pour les cigares, la salsa et le mythe de Che Guevara - so romantic -, qui ont fait l'expérience du climat ainsi généré. Très british de comportement - voyageant seuls et sans voiture, phénomène rare -, l'un était blond et rose comme il se doit et l'autre, vu ses origines pakistanaises, plutôt foncé. Ce dernier détail n'échappait pas aux policiers de La Havane : le prenant de loin pour un Cubain, ils l'arrêtaient : " Dis-donc, toi, qu'est-ce que tu fais avec cet étranger ? "

Répression politique : le verdict du procès contre quatre " dissidents " qui ont rédigé une lettre ouverte suggérant que les problèmes de l'avenir soient posés, a été rendu pendant notre voyage. Une condamnation à cinq ans, deux à quatre ans, une à six mois de prison. L'un des condamnés, Vladmiro Roca, est le fils de Blas Roca, vieux militant communiste, qui fut chargé de rédiger la Constitution.

Dans cette société dichotomisée par le dollar, ils ont osé parler des maux du présent, de la manière d'en sortir, des rapports avec la diaspora cubaine qui aide les familles de l'île et contribue ainsi à empêcher l'asphyxie de l'économie intérieure, de " démocratisation ", d'abstention aux prochaines élections où un seul parti est autorisé, de " transition ". La démocratisation ? Pourquoi, puisque le système du pouvoir populaire est le plus démocratique du monde ? L'abstention - et pis encore écrire " non " sur le bulletin - est qualifiée d' " infamie ". La transition est un mot tabou, Cuba est et restera socialiste.

L'amalgame est vite et bien fait avec les organisations de l'exil, qui comptent tout l'éventail politique : le procès a eu lieu en même temps que celui de terroristes, bien réels, eux, qui avaient été expédiés à Cuba pour y procéder à des attentats dans les hôtels et frapper ainsi l'économie au coeur : terrorisme égale fuite des touristes, leçon apprise des intégristes égyptiens par la fraction la plus fanatique de l'exil.

La nouvelle loi, qui prévoit jusqu'à vingt ans de prison, est donc applicable indifféremment aux trafiquants et aux opposants. Fréquenter un étranger sans explication valable, c'est s'exposer au reproche de collaborer avec l'ennemi, économiquement ou politiquement. Les quelques journalistes " libres " qui tentent de survivre sans statut, les personnes connues pour leurs positions critiques, convoquées à plusieurs reprises par les " organes " de l'État, sentent planer de nouveau la menace des actos de repudios, manifestations " spontanées " et violentes de " réprobation " contre leur trahison. Nous avons renoncé à contacter certaines personnes dont on nous avait donné les adresses après que les premières nous ont dit au téléphone qu'elles ne pouvaient nous recevoir parce qu'elles devaient aller à l'hôpital : mystérieuse épidémie.

Le touriste dispose dans sa chambre d'hôtel d'une profusion de chaînes, dont CNN. Le Cubain a droit aux deux chaînes nationales. L'information est, comme celle de la presse, un défilé de clichés qui ont l'âge canonique de la révolution. Il y a trois quotidiens nationaux, huit pages d'un format réduit : Granma (le parti), Trabajadores (les syndicats) et Juventud Rebelde (la jeunesse communiste). Ce dernier, après avoir subi les restrictions de papier de la " période spéciale " reparaît quotidiennement. Le premier éditorial donne la ligne : " Naturellement ce journal a été, est et sera dissident. Nous avons l'obligation morale et patriotique de marquer notre dissidence par rapport à ceux qui ont honte de leur passé, se vendent pour trente billets verts, adoptent la position inconfortable d'aller à genoux pour que l'air du Nord les bénisse. "

A la veille du jugement des " quatre ", Granma consacre sa " une " et trois pages sur huit à poser la question " Qui sont les dissidents et les prisonniers de conscience à Cuba ? " et à stigmatiser ces " misérables ". Les pages suivantes traitent de l'actualité : " Développement du téléphone dans l'intérêt de la nation. " " Approfondir le travail du Parti. " " Fidel reçoit le président de Castille et Leon [avec photo] . " " Qui a le droit de s'appeler Américain du Nord ? " Et après les sports, en dernière page, les nouvelles internationales : " Le chômage augmente en Russie. " " Mandela annonce des élections en Afrique du Sud. " Pour conclure : " Indépendance et développement : synonymes de ce 42e anniversaire " (il s'agit de l'indépendance... du Ghana). Dans le numéro de Juventud Rebelde consacré au Congrès des journalistes, on apprend que Fidel Castro est un journaliste émérite : " Ce fut un dialogue permanent des travailleurs idéologiques de la presse avec leur confrère aîné, où le respect et l'admiration sont toujours allés de pair avec la reconnaissance du camarade de travail. " Dans les médias, la part du présent est mince, prise en sandwich entre le passé et l'avenir. Le passé est héroïque : retour constant sur des faits d'armes d'il y a trente, quarante ans ou plus, figures exemplaires, etc. L'avenir est difficile mais quand même radieux ( Juventud Rebelde stigmatise ceux qui " refusent de rêver ") : améliorations, " approfondissements ", etc. Le présent, ce sont en partie les cérémonies où l'on dit tout cela.

Des articles aussi où l'on revient sans cesse sur la nécessité d'intensifier " le contrôle ". Pour qui a, comme nous, ne serait-ce que côtoyé la vie quotidienne du peuple pendant un mois, il y a un abîme surréaliste entre celle-ci et le discours des dirigeants.

Mais ces dirigeants, justement, où sont-ils ? Une jeune femme de Santa Clara nous a dit : " La couche des privilégiés, nous ne la voyons jamais. " C'est vrai, nous ne l'avons jamais vue. Ni sur les routes - pas une voiture plus ou moins officielle -, ni dans les hôtels. J'ai connu un temps où le dirigeant révolutionnaire se déplaçait constamment, et sans beaucoup d'escorte, au milieu de la population. C'était sa fierté. Aujourd'hui, on le voit à la télévision, dans des meetings, mais où vit-il ? Se déplace-t-il d'hôtels réservés en " maisons de protocole " ? Les cadres de la révolution sont aussi invisibles que le nom de Fidel est absent des conversations. C'est vrai aussi que je ne suis pas allé à leur rencontre. Il y a dix ans encore, j'ai parlé avec certains. Leur abord était comme toujours ouvert et fraternel, ils parlaient sans ambages des erreurs - en cours de rectification - et des perspectives, que j'aurais aussi bien pu lire, comme maintenant, dans le journal. Il y a dix ans, j'écrivais : " C'est une génération nouvelle qui devrait arriver aux postes de commande, une génération qui a reçu, de la Révolution qui l'a menée à un niveau secondaire ou supérieur, les moyens de réfléchir, d'agir de façon responsable, autonome, une génération qui pourra exiger le droit de penser comme elle travaille... " Je disais aussi que l'ouverture vers l'extérieur obligerait à poser les questions et à " forcer à une réponse, c'est-à-dire à autre chose que l'éternel téké [la langue de bois] ou le silence. "

Je ne regrette pas : je voulais prendre date. Me voici fidèle au rendez-vous. Pour constater que la jeunesse, dont Fidel Castro s'est toujours fait le champion, n'a pas pu relayer cette vieille garde, accrochée à des principes devenus des privilèges.

Fidel a déterré le cadavre de Che Guevara pour l'embaumer. Derrière ce visage figé dans sa jeunesse, le patriarche reste aux commandes. Partout le portrait du " Guérillero héroïque " est censé rappeler que la révolution est vivante. Et sert aussi à donner aux touristes le frisson d'exotisme qu'ils sont venus chercher : l'image du Che rapporte autant sinon plus de dollars que le soleil, les plages, les cigares et la salsa (laquelle, en outre, n'a jamais été une musique cubaine). Le Che a été tué deux fois : la première, politiquement, quand il a dû quitter ses responsabilités à Cuba " pour d'autres terres du monde " en 1965 ; la seconde, physiquement, en Bolivie, en 1967. Aujourd'hui, c'est sa troisième mort. On peut traiter d'utopie Le Socialisme et l'homme à Cuba, sorte de testament politique du Che, mais s'abriter derrière son fantôme quand on a produit une société qui est l'exact négatif de ce qu'il prévoyait, lui qui stigmatisait " la chimère de réaliser le socialisme à l'aide des armes pourries léguées par le capitalisme ", est une imposture.

Pour moi qui connais les pays de l'ex-bastion soviétique et les ai vus décomposés par les tares du post-communisme, je retrouve ici une société qui doit déjà les affronter, pendant que le pouvoir continue de se réclamer de " principes " du communisme auxquels, le peuple, lui, doit tourner le dos pour survivre. Le pouvoir peut " renforcer le contrôle ", mais son discours moral fait penser à la fable de Brecht : face au hiatus qui le sépare du peuple, il ne lui reste plus qu'à dissoudre le peuple...

Or ce peuple parvient à garder une cohésion dans une situation où tout est contradictoire. Les privations qui lui sont demandées, il les subit avec, sous les yeux, le spectacle d'une abondance dont, au mieux, il peut avoir des miettes.

Le tourisme, cette forme d'exportation à domicile des richesses du pays, doit assurer un nouveau décollage économique. Mais quand ? Il exige des investissements pharaoniques, complexes hôteliers, routes, matériel sophistiqué : des cars Pullman neufs, par exemple, ou des appareils à air conditionné à raison d'un pour chacune des dizaines de milliers de chambres ; il exige aussi un approvisionnement qui dépasse la production nationale : autre exemple parmi tant, on fait face à la demande en important jusqu'aux tomates que l'on trouve sur les tables des hôtels...

Ce peuple est pris en tenaille entre le blocus américain qui l'étrangle et l'impéritie ou la folie des grandeurs de la classe dirigeante. Il est partagé entre la fascination pour le dollar et la crainte de perdre ce minimum que l'État paternaliste lui garantit sous le nom de " conquêtes de la Révolution ", tant sur le plan matériel que social et culturel. Un minimum qui, dans des pays voisins, il faut toujours le rappeler, n'existe pas. Il est matraqué d'un côté par les mirages de l' american way of life et de l'autre par l'affirmation incantatoire de principes révolutionnaires détachés de la réalité. Il résiste en faisant appel à des solidarités quotidiennes et à des pratiques puisées dans sa culture et son histoire, ce qu'il appelle son " idiosyncrasie ". Dans cette forme de cohésion silencieuse, presque invisible pour le passant, résident sa force et son courage.

J'ai circulé librement pendant un mois : n'étant pas journaliste professsionnel, je n'avais d'autorisation à demander ni de compte à rendre à personne. Je me suis fondu, sans rien pour me faire remarquer, dans la masse des étrangers, petit grain de la matière première de l'économie touristique. Je n'avais que ma subjectivité pour me guider dans cette confrontation du présent et du passé. Parlant la langue du peuple cubain, connaissant son histoire, j'ai, sinon partagé, du moins côtoyé sa vie. J'ai senti partout une réserve, et je n'ai jamais voulu la forcer. Elle peut être faite de crainte, comme de dignité. C'est ce dernier sentiment que je retiens.

François Maspero

  • voyage de François Maspero à Cuba en 1999 : pages 1 - 2 - 3 - 4 - 5 - 6