2. Un piéton à La Havane
Les rues bruyantes, la techno plus que la salsa, les papiers d'identité qu'il faut présenter partout. Visages sans charme de la capitale cubaine et de ses quartiers lépreux, qu'on découvre en marchant.
Nous logeons chez l'habitant, près de la chaussée de l'Infante : celle-ci monte de la mer, dont on voit la couleur passer, suivant l'heure, du violet intense au gris plombé, et se prolonge loin vers le Cerro, la colline de La Havane. L'appartement est au premier étage d'un immeuble étroit qui en compte trois. En bas, dans l'entrée obscure, avant l'escalier raide, des dames vendent de minces cornets de mani - cacahuètes - pour quelques centavos et il n'y a pas afflux de clients ; leur chiffre d'affaires ne dépasse pas un ou deux francs par jour.
On monte et on entre dans une pièce où trône la télévision allumée : ce qui ne veut pas dire qu'elle fonctionne, car soit ce n'est pas l'heure du programme, soit il n'y a pas d'électricité. Toujours du monde de passage, jeunes ou vieux installés dans les fauteuils à bascule. Cette pièce a un petit balcon où nous pouvons faire sécher notre linge avec celui de la famille. Mais avant de le faire sécher, il faut le laver, et on ne sait jamais quand il y aura de l'eau.
Notre chance est que le propriétaire est plombier ; dans la salle de bains commune, un formidable système de caissons sert de réserve : il coule un filet d'eau, mais parfois cette réserve aussi s'épuise. C'est pourtant un confort certain par rapport à la situation des habitants de la Vieille Havane et du centre qui, au petit matin, descendent remplir leurs cubes au camion-citerne. Sa femme était infirmière. A cinquante ans, elle n'exerce plus. Spécialisée dans un service de réanimation, elle avait un bon salaire : 400 pesos (125 francs) - dans un pays où un instituteur gagne entre 100 et 200 pesos. Elle gagne incomparablement plus en louant notre chambre 20 dollars par nuit, à quoi il faut ajouter le prix des petits déjeuners et des repas pour les amateurs de poisson frais. Cela, même si elle doit payer à l'État un forfait de 100 dollars par mois. Le fils, ingénieur formé en Union soviétique, " travaille dans le tourisme ", mais c'est un assidu des fauteuils à bascule. La licence de tenir ainsi un Bed & Breakfast n'est pas donnée à tout le monde. Une famille qui ne l'a pas ne peut recevoir des étrangers. Elle dépend de l'accord du comité de défense de la révolution qui tient chaque quartier sous sa vigilance, en liaison avec l'Assemblée locale du pouvoir populaire. Nos hôtes ont un registre minutieux, et il faut présenter ses papiers. De toute manière, il faut présenter ses papiers partout.
La rue est bruyante le jour, bruyante la nuit. Dans les appartements surpeuplés, il est impossible de trouver ce souffle imperceptible de brise tiède auquel tout habitant de La Havane a toujours aspiré. Alors on vit dans la rue. Les voitures sont rares mais leur vacarme s'accorde à leur vétusté. Les vélos zigzaguent parmi les enfants qui jouent au base-ball avec des battes et des balles qu'ils se sont fabriquées eux-mêmes. Tard dans la nuit, on fait des parties de dominos devant les portes, et on discute très fort. S'il y a du courant, la musique, plutôt techno que salsa, sort de partout. La première nuit, je n'ai pas dormi à cause des éclats de voix des joueurs. Je l'ai dit. Le lendemain, un grand garçon attendait patiemment et m'a présenté ses excuses : discipline du quartier oblige. La même discipline qui fait que les rues sont bien balayées. Ce qui n'empêche pas les ordures de s'accumuler dans et autour des conteneurs béants ou sur le moindre terrain vague, car le ramassage, lui, ne dépend pas des habitants. Et des terrains vagues, où la végétation luxuriante règne entre déchets et gravats, il y en a autant que de maisons écroulées.
En 1799, Alexandre de Humboldt fut émerveillé par " l'aspect de La Havane, l'un des plus riants et des plus pittoresques dont on puisse jouir sur le littoral de l'Amérique équinoxiale... L'Européen ne pense plus qu'à comprendre les éléments divers d'un vaste paysage, à contempler ces forteresses qui couronnent les rochers à l'est du port, ce lac intérieur, bordé de villages et d'haciendas, des palmeraies qui s'élèvent à une hauteur prodigieuse... " Face au continent, un goulet taillé dans la côte rectiligne s'ouvre sur une immense baie, base idéale pour les expéditions de la Conquête : cette situation explique pourquoi fut fondée ici la première grande ville des Amériques.
Il y a, topographiquement, plusieurs Havane, qui s'étendent sur des kilomètres et recoupent les périodes historiques. La Vieille Havane, avec ses forts, ses docks, ses couvents et ses rues sinueuses à partir du port, autour de la cathédrale et de la place d'Armes. Le centre de La Havane de la fin du XIXe siècle, un urbanisme à la française, avec son Capitole, ses avenues bordées d'arbres, au nom des héros de l'indépendance, son parc central et ses immeubles tarabiscotés dont l'ornementation enfonce la Barcelone de Gaudi.
Puis le quartier du Vedado, où les voies ne portent plus que des numéros. Là, les enrichis des deux guerres mondiales, périodes fastes, se construisirent des petits palais noyés dans les flamboyants, avant que, dans les années 60, ne s'élèvent les buildings. Plus loin encore, à une quinzaine de kilomètres, toujours en suivant la mer par le Malecon, à la fois môle et autoroute, bordé de maisons ravagées par l'humidité saline, voici Miramar, un ersatz de Beverly Hills, avec ses villas qui furent, à la révolution, transformées en pensions pour les jeunes boursiers venus de toute l'île, mais ils cassaient tout, et ils furent remplacés par des cadres du parti, des " maisons de protocole " pour étrangers de marque, des résidences diplomatiques, des firmes d'export-import, toutes fort discrètes. De l'autre côté de la rade, vers l'est, les anciens villages de pêcheurs tels que Regla, l'un des nids des religions afro-cubaines, et les immeubles clapiers des banlieues.
Il y a surtout des Havane mythiques. Chaque habitant porte une Havane dans son coeur. La Havane du XIXe dont la comtesse Merlin nous a légué la chronique - " la vie de famille y renouvelle les charmes de l'âge d'or... " - , et dont Cirilo Villaverde, auteur du roman Cecilia Valdés, écrivait que " les somptueuses et confortables demeures ne donnent pas sur les rues étroites, mais cherchent la discrétion dans l'ombre où poussent l'oranger aux globes d'or, le citronnier indigène... " La Havane du Siècle des Lumières dont Alejo Carpentier décrit les mille produits des Amériques mêlant leurs odeurs autour du port. Celle du poète José Lezama Lima - qui fut incapable de jamais quitter Cuba -, " nombre d'or de la grâce, la mesure belle, la réponse aux caresses de la main ". Celle, inévitablement, de Hemingway, des nuits chaudes au bar du Floridita...
La révolution n'a fait de cadeaux à aucune de ces Havane. Descendus de leurs montagnes en Robin des bois, les barbudos qui avaient remporté la victoire grâce aux paysans y voyaient les Sodome et Gomorrhe du capitalisme. C'est vrai que La Havane a servi de base aux trafics que les Etats-Unis ne permettaient pas sur leur territoire. L'alcool y a coulé à flots pendant la Prohibition. Les familles mafieuses y ont investi, des années 30 aux années 50, gérant hôtels (le Riviera, par exemple, propriété du gangster Lucky Luciano), casinos et réseaux de prostitution. Mais c'est surtout la discordance économique de la ville moderne, riche et cultivée, avec la campagne misérable, en partie analphabète, que la révolution prétendait rompre. En mettant fin, en même temps, à l'insalubrité, en assainissant les solares sordides où des familles s'entassaient sans eau courante. Et en évitant les phénomènes de surpopulation sauvage des métropoles du continent. Fidel Castro a affiché la couleur en déclarant, en 1963 : " Si nous avions tenu entre nos mains la fondation de La Havane, nous l'aurions vraiment fondée dans un autre lieu et nous n'aurions pas permis que cette ville grandisse tant. " En 1961, Che Guevara avait stigmatisé le " sous-développement " de Cuba en le comparant à un monstre avec une tête énorme sur un corps débile.
A chacun de mes voyages, j'ai connu des Havane différentes. Celle de 1961 gardait l'empreinte des années récentes. Embouteillages sur le Malecon, foule affairée, derniers casinos où les détenteurs d'une monnaie désormais non convertible jouaient un jeu d'enfer. Les grands magasins se vidaient de leurs denrées, d'autres avaient été ravagés par des attentats. Fumer n'était pas encore un luxe impossible, on pouvait boire du vrai café et acheter des fruits à des petits vendeurs. Déjà s'affichaient les slogans : " La patrie ou la mort, nous vaincrons ! " Devant chaque édifice, un milicien, c'est-à-dire un des employés du lieu, montait la garde, assis sur une chaise, le fusil en travers des genoux. Mais les boutiques, joailleries, pâtisseries, pharmacies, fermaient ; leurs propriétaires, dont beaucoup s'étaient installés là jadis pour fuir les régimes totalitaires d'Europe, avaient émigré, comme émigraient médecins, architectes, ingénieurs, toutes les professions libérales qui, devant la suppression du secteur privé, perdaient leur niveau de vie.
En contrepartie, il y avait les quartiers entiers envahis par les enfants de tout le pays, les écoles nouvelles, les librairies pleines des publications de l'année - classiques de la Casa de las Américas, jeunes auteurs, études économiques, un effort éditorial exemplaire, à une époque où l'édition espagnole vivait sous l'étouffoir franquiste. Il y eut aussi la construction de " La Havane de l'Est ", pour 35 000 habitants, avec beaucoup de promesses de confort et autant de handicaps : éloignement, mauvaise qualité des matériaux.
En 1965 et 1967, j'ai connu une Havane de plus en plus terne. Alors que la révolution s'enorgueillissait de construire pour les paysans, d'ouvrir des routes, de faire pénétrer partout les soins médicaux et la culture, la capitale, après avoir bénéficié de la réforme urbaine qui rendait chaque habitant propriétaire de son logement, voyait s'installer une dégradation générale. Une ville dépérit quand tous les commerces sont fermés, et plus encore, quand on manque de crédits pour l'entretien de la voirie, quand on laisse les façades se ronger, prélude à leur effondrement. En 1968, La Havane se vida de ses habitants sous l'impulsion d'un plan aussi grandiose qu'il devait se révéler inefficace. Ne pouvant transporter la ville à la campagne, on eut l'idée de transporter la campagne à la ville : ce fut le " cordon de La Havane ", qui répondait à la double fonction d'alimenter la capitale en légumes et fruits frais et de recréer les plantations de café, richesse de sa région. Moyennant quoi, chaque entreprise, chaque service, chaque bureau se virent attribuer un terrain et on ne trouva plus personne en ville, d'autant que cet effort se conjuguait avec l'envoi des brigades de coupeurs de canne pour la grande " récolte des dix millions de tonnes ", autre événement historique, fiasco dont l'économie de l'île ne s'est jamais relevée.
Aujourd'hui, il n'y a plus trace du cordon de La Havane. En revanche, au fil des années, la ville a continué de se dégrader. On tenta de lutter par l'appel au peuple, en créant des " microbrigades " de constructeurs : y participer ouvrait la voie à l'acquisition d'un logement. Le début des années 80 a vu la réouverture de marchés libres, puis la fin de la décennie leur fermeture avec la période dite de la " rectification ". En 1988, la décision fut prise de développer, comme nouveau moteur de l'économie, le tourisme à grande échelle. Un an plus tard, la fin de l'aide des pays socialistes faisait entrer le pays dans la période dite " spéciale ". Nous y sommes toujours. Et c'est donc dans cette Havane qui a souffert pendant des décennies d'abandon et doit satisfaire aujourd'hui aux critères d'un tourisme de masse que je marche maintenant.
Car je marche. Comment me déplacer autrement ? Excluons le taxi d'Etat : le tarif, en dollars, est celui d'un taxi parisien. Excluons les taxis privés : je ne suis pas sensible aux charmes de voitures américaines des années 50, mais je le suis aux vapeurs de pétrole et à l'oxyde de carbone. Excluons les tours organisés en bus à air conditionné : 25 dollars (150 francs)pour aller assister au tir des coups de canon qui scandent la journée au fort du Moro, c'est inutile. Excluons la plupart des transports en commun, surtout les monstrueux " chameaux ", carlingues de vieux bus soudées bout à bout et accrochées à un tracteur de semi-remorque : il n'y a pas de plan des lignes de bus, les usagers attendent des heures aux arrêts, et on s'y entasse à trois cents voyageurs. Excluons les " bicytaxis " : ce sont des cyclo-pousse qui vous donnent le privilège douteux, dans un régime se vantant d'avoir aboli l'exploitation de l'homme par l'homme, d'être véhiculé à la force des mollets d'autrui. Excluons la bicyclette qui règne en maîtresse et en silence : nous n'en possédons pas. Il reste la marche à pied. Nous ne sommes pas les seuls : pour un Cubain, le temps de déplacement est souvent plus long que le temps de présence au travail. Alors, moi qui ne travaille pas...
François Maspero
Le Monde daté du mercredi 7 juillet 1999