Document Jean Malaurie, 9 octobre 2001

Découvrez l'intégralité de l'entretien accordé par Jean Malaurie à Télérama et revu par lui-même.

Pourquoi cette édition de L'Art du Grand Nord (1) en France ?
Je l'ai souligné dans la préface : ce livre est un événement. Un rappel toutefois est nécessaire pour expliquer que c'est justice que ce livre-fondateur, avec un tel luxe de photographies consacrées à l'art des peuples circumpolaires, paraisse à Paris. N'est-ce pas en novembre 1969, que s'est tenu en France même le premier congrès international pan-inuit de ces peuples, dispersés pendant 4000 ans de l'Asie au Groenland. Ils se sont retrouvés pour la première fois de leur histoire, face à leurs administrations et 300 spécialistes, avec la volonté de s'affirmer dans leur vérité et la confiance dans leur destin. Cette rencontre extraordinaire de novembre 1969, organisée par le Centre d'Etudes Arctiques, présidée par René Cassin, - Prix Nobel, l'inspirateur de la Charte Internationale des Droits de l'Homme, signée à San Francisco en 1945 - et que j'ai dirigée, est à l'origine de la grande ligue pan-inuit, initiée en 1977 à Point Barrow, Alaska (Inuit Circumpolar Conference) qui a rendu enfin possibles les autonomies aujourd'hui pour ces peuples comme Nunavut et auxquelles
tous les décideurs, hommes de cœur - qui n'étaient pas alors si nombreux -, aspiraient (2). Autre raison de cette publication à Paris : dans cette capitale de l'art, avec le plus grand musée du monde, Le Louvre, est née dans la mouvance de l'Ecole des Annales, une réflexion sur les civilisations différentes de la nôtre, trop longtemps dénommées "civilisations exotiques". Au cours de la seconde Guerre Mondiale, les intellectuels européens réfugiés à New York, pour la plupart Français - André Masson, Yves Tanguy, Claude Lévi-Strauss - ont, en 1940-1941, donné par leurs interventions un éclat exceptionnel à leur découverte, éblouis qu'ils étaient par cet art amérindien méconnu qu'ils découvraient dans les musées et les galeries d'art. A cet égard, André Breton et Matisse ont joué un rôle essentiel.
Et pourtant, et pourtant, pour des raisons historiques, la France n'est pas une grande puissance nordique. Politiquement, intellectuellement et même muséologiquement. Il y a des raisons qui tiennent au fait que la France s'est choisi un destin colonial en Afrique, en Asie sud-oriental et naturellement au Canada et en Guyane.
L'histoire polaire française, du point de vue universitaire, a toujours été une occasion manquée. Aucune activité polaire avant Jules-César Dumont d'Urville (1790-1841), capitaine de corvette, mal vu dans la marine parce qu'il a l'esprit de découverte ; et contrairement à la Royal Navy britannique, le lien entre la marine de guerre et le milieu scientifique - sciences de la nature et d'ethnologie -, l'Académie des Sciences, les hydrographes de la Marine nationale, est très ténu en France. Louis-Philippe a été très surpris de voir l'absence du pavillon tricolore sur le théâtre antarctique alors même que des grandes nations, russe, allemande, américaine, britannique, étaient largement présentes. Il a donc donné l'ordre à la marine royale de mettre à la disposition de Dumont d'Urville, qu'il avait nommé chef d'expédition, deux navires. Toulon lui a cédé de mauvaise volonté, deux navires regrettablement anciens et peu adaptés pour une expédition polaire et assez mal équipés.
"Ne sachant que redouter le plus, des glaces des mers ou des caractères du chef, la plupart des officiers de ces deux navires refusèrent tout bonnement d'embarquer, ou se trouvèrent des raisons pour ne point le faire. Ceux qui furent commis de force, ne cachèrent pas leur peu d'enthousiasme, voire leur franche hostilité à embarquer sur des navires si peu glorieux. Des côtés des scientifiques, on ne trouva pas non plus une grande ferveur… Ouvertement, on refuse les défis." (3) L'audace fit la différence et c'est bien un officier français - on le note rarement - qui le premier a mis pied le 19 janvier 1840 sur ce sixième continent, un littoral de rochers qu'il devait appeler avec grâce Terre Adélie, du nom de sa femme, après avoir déterminé avec une relative approximation le pôle magnétique. Dumont d'Urville confia ses résultats considérables au Muséum national d'Histoire Naturelle où il avait pourtant des ennemis tenaces. C'était un exceptionnel chercheur dans l'esprit du Muséum, c'est-à-dire du Siècle des Lumières, qui avait cherché tous azimuts. Vingt-trois volumes magnifiquement illustrés, qui font honneur à la France et sont sur les rayons du Muséum et sur ceux de toutes les bibliothèques mondiales, car, si dans les départs, nous ne savons pas toujours faire preuve de cohésion nationale avec cette sotte vanité qui est la nôtre de nous dénigrer les uns, les autres et que signalait déjà Bonaparte, il y a un souci de se rassembler devant des résultats superbes, je rappelle la Description de l'Egypte, réalisée sous l'Empire : un monument des sciences de l'art et de l'Histoire.
Après la mort tragique de Dumont d'Urville, c'est Jean-Baptiste Charcot, qui reprend le mouvement, mais à titre privé. Il affrète à ses frais le Français, qu'il fait construire à Saint-Malo, et ensuite fait armer le Pourquoi-Pas qui deviendra le super navire hydrographique que l'on connaît. Il fait deux grandes expéditions en Antarctique, de grande qualité, entre 1903 et 1910. Après la première guerre, il effectue six remarquables missions arctiques principalement hydrographiques. Mais il n'est pas à l'Université et s'est fait nommer par la voie présidentielle capitaine de corvette de la Marine nationale alors qu'il ne relevait que de la Marine marchande - ce qui agace les cadres de la Marine et qu'on lui reprochera toujours -. Après sa mort tragique (naufrage au large de Reykjavik) en 1936, avec tout l'équipage et l'équipe scientifique : plus de politique polaire française. Toujours pas de chaire à l'Université, pas d'activité maritime concertée sur le plan scientifique, et les musées sont dans la même mouvance.

Le troisième homme qui caractérise cette politique nationale : Paul-Emile Victor. Organisateur hors pair, c'est en homme libre qu'il explore la côte est du Groenland avant la guerre. Après la guerre, il crée un organisme privé, les "Expéditions polaires françaises, mission Paul-Emile Victor" qui lancent un ambitieux programme de géophysique - concerté par l'Académie des Sciences - avec des crédits de l'Etat vers l'Arctique et l'Antarctique. Je peux d'autant mieux en parler que j'ai été compagnon de Paul-Emile Victor dans la première et la deuxième expéditions fondatrices. En tant que géographe-physicien, j'étais heureux de commencer mes recherches de géomorphologie des processus d'érosion arctique, initiées dans les déserts chauds et que je voulais poursuivre à titre comparé dans les déserts froids. Remarquablement conduites sur les directives de l'Académie des Sciences, ces expéditions prirent un grand éclat. Mais le programme était très ciblé. En décembre 1949, le groupe côtier, sciences de la terre, auquel j'appartenais fut regrettablement supprimé par les géophysiciens qui voulaient se consacrer essentiellement à la glaciologie et à la géophysique sur l'inlandsis. Et je démissionnai de cet organisme, sur la recommandation de Fernand Braudel, qui suivait alors mes travaux, les sciences humaines et particulièrement l'ethnologie étant exclus du programme. Victor m'a dit à plusieurs reprises au cours de nos rencontres ultérieures l'avoir regretté.
Conscient du retard de l'Université française pour l'étude de cet espace, Fernand Braudel créa donc pour la première fois en France une chaire polaire à l'Ecole pratique des Hautes Etudes, VIe section qui devait devenir la célèbre Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. L'initiative du grand historien Fernand Braudel en novembre 1957 de créer une chaire polaire, était donc un événement et j'en étais le titulaire à titre personnel. Il la dota d'une vaste bibliothèque, d'une revue annuelle internationale, InterNord, diffusée par le CNRS, collection de 60 ouvrages, 14 congrès internationaux, une base de recherche au Svalbard, s'ajoutant à la centaine de missions en sciences sociales des chercheurs avancés du Centre d'Etudes Arctiques, telle est la structure de ce Centre d'Etudes Arctiques construit année après année et dont l'activité se poursuit.


Comment l'esprit de l'enseignement qui a été le vôtre s'inscrit-il dans la mouvance de l'Ecole des Annales ?
L'Art du Grand Nord est inspiré de cette pensée de Lucien Febvre et de Fernand Braudel, un questionnement de l'histoire des civilisations, dans une approche globale. On ne peut comprendre l'homme si on ne le replace pas dans le long temps et avec naturellement une ample vision de l'espace dans la recherche des rencontres et des syncrèses, recourant à toutes les disciplines : psychologie, anthropologie, histoire des religions et naturellement, l'art… Ce qui ressort de ce grand ouvrage collectif, c'est précisément que cet art est inspiré par un irrationnel, le sacré. Ce dialogue avec l'invisible est le chamanisme.
Nous vivions aux Hautes Etudes, de grandes turbulences idéologiques : le marxisme, le structuralisme, le réductionnisme, la déconstruction. L'Art du Grand Nord retrouve des pensées de Lucien Lévy-Bruhl, alors passées de mode mais qui ont été approfondies, en particulier par Roger Bastide : "Ce n'est pas la morphologie sociale qui commande la religion ou qui l'explique, comme le voulait Durkheim, mais au contraire le mystique qui commande le social." La démarche de Bastide, dont tout l'ouvrage L'Art du Grand Nord témoigne, et qui explique l'orientation même de mes travaux en mer de Béring, opère un renversement méthodologique. "La religion chez les Peuples Premiers n'est pas une chose morte", ainsi que le disait avec force Bastide. Aussi L'Art de Grand Nord n'est-il pas seulement descriptif, il cherche à analyser et comprendre.
Ce livre a une histoire. J'avais cru devoir recommander il y a… 22 ans aux éditions Mazenod, une telle réflexion internationale ; nous en avions pris la décision au Centre d'Etudes Arctiques (EHESS/CNRS). Cette entreprise permettait en effet de confronter les écoles de pensée. Le projet connut des hauts et des bas et ne prit forme que tardivement. Huit années de préparation ont été nécessaires. Cet ouvrage est collectif, je l'ai préfacé et dirigé. Les dix auteurs invités à cette collaboration internationale, sont parmi les plus éminents spécialistes des pays concernés. Ils ont choisi l'iconographie illustrant leur texte, souvent parmi des collections rares, mal connues du grand public en France, je songe à l'extraordinaire trésor des masques esquimaux d'Alphonse Pinart à Boulogne-sur-mer ; aux mâts-totems des Haïdas, des Tlinglit de la côte nord-ouest au Canada ; ainsi que les ivoires gravés de géométrie ésotérique des Esquimaux d'Asie venus des musées de Saint Pétersbourg. Ce grand œuvre rend d'abord hommage à des peuples trop longtemps considérés comme primitifs et dénués d'esprit spéculatif. La complexité de leur philosophie sauvage trouve un éloquent témoignage avec ce livre qui fera date. Au fil des pages, la beauté saisissante de ces masques, de ces costumes, la renaissance contemporaine de cette créativité artistique, la sophistication des gravures sur ivoire relevant d'une intelligence des nombres sacrés, apparaîtra stupéfiante. Est-il possible qu'il ait fallu attendre l'aube de l'an 2000 pour qu'un illustre musée, comme le musée du Louvre, veuille bien lui consacrer quelques salles et que l'Occident et ses musées les aient "trop souvent enfermés" dans ce que le 15 janvier 2001, le Président Jacques Chirac appelait le "carcan ethnographique ou exotique" lorsqu'il inaugurait à Paris, le musée Guimet, rénové. Dans l'histoire de l'art ethnographique, ce livre marque également une date. Mon collègue, André Leroi-Gourhan auquel on doit dans cette collection ce grand classique sur l'art de la préhistoire française, déplorait en 1950, le peu d'attention que l'on portait sur l'art des Peuples Premiers : "L'ethnologie n'apprend pas l'art primitif : je dirais même, de moins en moins." Emergentes, ces populations dont les braises sont si présentes, témoignent avec ardeur, leur sens politique. Leur vitalité reprend force avec leur art contemporain - sculpture, peinture, musique - qui devient le vecteur d'une renaissance dans certains secteurs.

Pourriez-vous rappeler les grandes orientations de vos stratégies de recherche au Centre d'Etudes Arctiques, à l'EHESS ?

L'anthropogéographie que j'enseigne à l'EHESS et que j'ai poursuivi au CNRS adopte et ajuste une méthodologie que j'estime essentielle pour comprendre les Peuples Premiers notamment en climats extrêmes, en replaçant comme maillon manquant, l'homme dans son environnement. Cette recherche procède dans le droit fil de la pensée géographique de Paul Vidal de La Blache : "On ne peut pas connaître l'homme si l'on ignore son environnement, répétait Emmanuel Kant et, ajoutait-il, Nihil est in intellectu quid non prior fuerit in sensu." Il est en ces climats extrêmes, une psychologie génétique de l'environnement qui rend compte de l'écosystème social que ces Hyperboréaux, ont au fil de milliers d'années, peu à peu élaborés.
Quelques faits biologiques expriment une extraordinaire adaptation. Les Inuit, au moins dans le Nord du Groenland - groupe le plus septentrional de la terre que j'ai particulièrement étudié -, connaissait chez les femmes, dans les années 1950, l'aménorrhée hivernale ; elle se traduisait par des naissances saisonnières. La fécondité des femmes n'était possible qu'au retour du soleil. L'homme et la femme étaient chronologiquement programmés aussi bien sur le plan de la vitalité sexuelle que sur celui de la fécondité des femmes. L'intervalle intergénésique : 28 mois, comme le morse, l'ours, le bœuf musqué. Ces hautes latitudes sont soumises à des variations climatiques parfois assez sensibles, et c'est la raison pour laquelle j'ai poursuivi des recherches paléoclimatiques sur 3000 ans, avec des prélèvements de tourbes polliniques que je datais par le radiocarbone et qui permettaient de voir comment ces sociétés, en ayant recours à des tabous sexuels, alimentaires, s'ajustaient au réchauffement ou au refroidissement de l'air qui affectaient les mouvements de la faune.
Les souples structures anarcho-communalistes de la société s'adaptaient, par un va-et-vient des interdits, selon les circonstances climatiques prévues comme les lemmings ou les sociétés animales, plusieurs années à l'avance. (4)
Mes stratégies ? L'immersion solitaire maintenue au cours de la plupart de mes 31 missions. Ce fut entre eux et moi une collaboration intime. Il a été des jours difficiles, sans aucun doute mais ces hommes et femmes n'ont pas été des sherpas pour moi, aux ordres ; mais des rapports d'hommes, qui, librement, et pour une rémunération assez symbolique, avaient décidé de participer à ce qu'ils jugeaient être une grande aventure. Elle répondait à leur extraordinaire curiosité. Ai-je joué un rôle de séduction ? Bien sûr, et tous les jours. Mais je leur ai donné surtout le sentiment qu'ils participaient à une œuvre précieuse pour eux et nous sommes à une époque (1950-1970) où les Inuit étaient honorés d'être traités en égaux, lors de ces grandes entreprises. C'est un temps qu'ils ont aujourd'hui perdu et qui relève de cet âge d'or dont je suis peut-être le dernier représentant sur le plan de l'exploration ; nos relations étaient nobles, car complémentaires et conçues dans un but élevé. Elles étaient constructives. Eux donnaient leur immense connaissance du pays et chassaient pour faire vivre notre équipe. J'étais l'hôte de leur campement et de leurs iglous, et avec une force d'entraînement je les rendais partenaires de cette découverte intellectuelle. Ces rapports d'égaux à égaux, ils les ont perdus dans les temps contemporains.
Aujourd'hui, les Inuit sont obligés de jouer leur passé pour les touristes qui, à des prix très élevés, croient découvrir comme un écho de ces grands temps héroïques. Dans Hummocks, (5) j'ai essayé de faire vivre mon long itinéraire chez les Inuit, de faire participer le lecteur au cheminement d'un homme jeune (28 ans) qui commence sa thèse de doctorat d'Etat et qui, au fil des années, poursuit une pensée qui est en fait programmée. Le bonheur de la recherche a toujours été pour moi qu'elle demeure une enquête à risque. Mais il me faut pourtant constater que son itinéraire tel qu'il m'apparaît aujourd'hui dans ses grandes lignes n'est qu'inconsciemment dû au hasard. Il m'est impossible de ne pas admettre par exemple que ma découverte en 1990 - premier Occidental -, de l'Allée des Baleines en Tchoukotka : 1 (en raison de la sensation d'aboutissement et de justification de mes intuitions intellectuelles qu'elle m'apporte) est le résultat obtenu par une sorte de fil conducteur que j'aurais méthodiquement tendu et inlassablement suivi.

Pourquoi écrire pour le grand public ?
Ecrire, c'est faire penser et réfléchir avec cette université hors murs, qu'est l'opinion ; sinon, à quoi bon ? Par delà mes écrits scientifiques, j'ai tenté dans
Les Derniers Rois de Thulé (6), Ultima Thulé (7), Hummocks et dans mes autres livres, comme tout récemment dans L'Appel du Nord (8), de faire comprendre comment les chercheurs élaborent une première stratégie. Il y a des champs de recherche et, dans la brume, deux, trois idées à explorer, celles qui vous hanteront toute votre vie. L'intelligence des faits se complexifiera : la longue mémoire de la pierre, l'impérialisme des ensembles, la profondeur du temps qui se compte en millions d'années, allongeront la focale. L'éboulologie a été ma première discipline -inventée- pendant douze années, l'exploration des canalicules, la géocryologie dans les labyrinthes de la pierre, telle est ma première recherche. Puis, je suis allé, à mon pas, de la pierre à l'homme, sous l'influence de ces maîtres silencieux, les Inuit. J'ai cherché à comprendre l'ajustement de l'écosystème social à l'écosystème de la nature qu'ils perçoivent en hypersensorialisés qu'ils sont. Hommes naturés, nature naturante. C'est une société que je puis qualifier de pré-linguistique qui craint, dans les domaines du sacré, que "les mots ne gèlent leur pensée multiple" C'est par le son et par la danse que l'on peut mieux alors les saisir. Ce sont les vecteurs d'une réflexion cachée, souvent d'ordre chamanique, angoissée, refoulée depuis des centaines d'années. Le son est le vecteur de l'âme : l'audible de l'invisible. Je l'ai compris en 1965, dans l'île Saint Laurent en mer de Béring, lors de séances chamaniques précédant ou succédant les chasses à la grande baleine et au morse.

L'anthropogéographie : comment s'exerce-t-elle sur le terrain ?
Revenons en effet à ma recherche de naturaliste. Penser en cheminant. Il faut d'abord commencer par la carte. Assurément, on pense avec les mains, quand, dans les éboulis, on fouille la grèze, les argiles, à la recherche de strates, quand on prend la pierre pour la casser avec son marteau de géologue pour en voir mieux, à la loupe, la texture. Les tourbes se détachent lamelle par lamelle de 5 cm, dans une jauge, est mesurée dans les torrents à l'eau claire, la turbidité des crues de printemps. Mais on pense aussi avec les pieds. Chaussé de kamiks à double peau, la botte extérieure étant en peau de phoque et la peau intérieure traditionnellement en peau de lièvre et entre les deux semelles de la paille de graminées séchées, la semelle extérieure étant cousue en mocassin, ce qui permet à la plante des pieds d'épouser la moindre aspérité de la banquise ou de la toundra. J'ai alors beaucoup appris en accompagnant à pied les Inuit, sur des centaines de kilomètres. J'ai systématiquement de fin mars à juin 1951, dressé la côte du nord du Groenland sur 300 km de front du littoral, sur 3 à 4 km d'hinterland en terres peu connues d'Inglefield et de Washington (79°N ; 80°N). Cette carte géomorphologique au 1 : 100 000e fut publiée en avril 1962 au 1 : 200 000e, par l'Imprimerie Nationale, en deux grandes feuilles en couleur. Dresser une carte, c'est prendre une planchette, chercher les angles, remonter en traîneau, de la banquise sur le plateau, thalweg après thalweg, de grands torrents, pour faire les relevés altimétriques. Ordonner le paysage, en voir les lignes de force, les structures : les droites, les courbes, puis assurer les relevés altimétriques aux sommets les plus élevés au prix de marches incessantes par -30°C. Il faut faire assurer chaque jour le point zéro sur la banquise au niveau de la mer et deux fois par jour si la pression est en changement fréquent. L'Esquimau qui m'accompagnait se met entre le vent dominant et moi, pour me protéger. Il taille les crayons, place le papier millimétré sur la table portative en le fixant avec des pinces et, mains nues, je procède rapidement aux relevés d'angles, je dessine des esquisses, des grands ensembles et repère les perspectives. Oui, c'est un travail considérable qu'ils étaient heureux d'assurer avec moi, parce que, me disaient-ils,
"C'est notre terre" et leur grande joie, c'est que nous relevions le soir avec eux, sous l'iglou ou la tente, toute la toponymie inuit qui avait été complètement oubliée. (9)
Terre glacée, inlassablement questionnée par une curiosité aux aguets, vivifiée par une vision intérieure, qui fait surgir du passé, des plages, des climats, submergée par les mers et avec des hommes acharnés à survivre depuis 10 000 ans. Cette recherche du temps perdu, ces fouilles obstinées, pelletée après pelletée, dans la boue d'un sol qui s'égoutte, sont des leçons de discipline. La terre ne se laisse découvrir que par celui qui prend le temps d'en écouter le pouls, de la regarder, de la surprendre et de la violer. Gaïa et ses dieux cachés sont imprévisibles. Je songe à James-Louis Giddings, un archéologue-géomorphologue qui m'avait précédé sur ces littoraux du Détroit de Béring, un frère dans la recherche. Je ne l'ai malheureusement jamais rencontré, et je relis à mi-voix certaines de ses pages ; je m'apparente à sa méthodologie pour ce qui concerne mon approche ethnohistorique : "Je sentais que cet endroit, précisément celui-ci, était unique et je vais en fouiller la terre afin d'en connaître la raison. Les découvertes archéologiques sont d'abord une question de foi. Celui qui n'a pas en soi la générosité pour croire, celui-là passera en aveugle, il ne saura jamais qu'il a côtoyé des mondes engloutis."
Telles étaient les pensées de Giddings dans ce noble livre que j'ai publié et préfacé avec beaucoup d'honneur (10), et telles sont les miennes. L'imaginaire de la matière, dans un froid omniprésent : pierres brutes aux angles plus ou moins acérés, galets sauvages roulés par l'eau vive des torrents, leur arrondi, leurs stries, stigmates de leur longue lutte contre les forces de gel, de l'énergie tellurique réduisant les plus faibles en poussière à la fin des fins.

Qu'est-ce que la connaissance ? Qui plus est dans une société boréale si démunie et isolée pendant 10 000 ans ? Comment concevoir l'acquisition progressive du "savoir" avec des hommes de la pré- et protohistoire ?
Premières réponses : elles seront de Goethe. "Que signifie commercer avec la nature, s'interroge le philosophe dans La métamorphose des plantes, si nous n'avons affaire, par la voie analytique, qu'à ses parties matérielles, si nous ne percevons pas la respiration de l'esprit qui donne un sens à chaque partie et corrige ou sanctionne chaque écart par une loi tout intérieure ?"
Le devoir de rêver, "le monde comme volonté de représentation", selon l'ouvrage de Schopenhauer. Ce n'est jamais en insensible que j'ai procédé à ces recherches de naturaliste. J'ai même été invité dans les années 1970, par les Inuit à exprimer par des pastels avec des craies, cette prégnance des ciels brahmsiens, des brumes glacées, des banquises mouvantes. Je vivais une méditation active ; sans vouloir tomber dans le ridicule de l'emphase, j'avais, dans ma solitude, le sentiment d'être en recherche d'un ordre invisible. J'ai compris, par l'expérimentation, dans le laboratoire de géocryologie du CNRS où j'opérais, que certaines pétrographies se protègent par une série de compromis de formes et de dimensions selon les climats. Bref, je saisissais qu'il y avait un écosystème, celui-là même qui est perçu par ses moindres sens par le chasseur boréal.
Cet ordre des choses préexistant à l'homme, se traduit par des programmes ordonnés d'évolution et c'est l'histoire de la vie. Je ne recherche pas une composition, c'est-à-dire un assemblage de structures, mais un projet. Et c'est ici que je retrouve Goethe, qui jugeait impropre l'expression de "composition des formes de la nature" dans le débat très vif mais de haute qualité qui opposa Geoffroy de Saint Hilaire à Georges Cuvier en 1830. Et de proposer le terme de "morphologie" dont il est l'inventeur et qui est l'expression ultime d'une énergie propre à la matière. Lorsque je procède à l'étude des processus géodynamiques, je scrute les fonctions. Car, "si les formes se développent ensuite, c'est en se modifiant, en vue d'un ensemble nécessaire" (Goethe). J'ai suivi pas à pas la pensée de Cuvier et ses principes : "de l'individu à l'ensemble."
Assurément ces Inuit n'avaient pas une connaissance rationnelle de ces équilibres géodynamiques, mais la dialectique Homme-Nature, ils la vivaient. Par une approche cognitive différente de celle de l'Occidental, les Peuples Premiers hypersensorialisés, ainsi que le suggère
Marc Tadié dans son beau livre (11), disposent, particulièrement dans les climats extrêmes et par osmose, d'une faculté de compréhension de l'ordre naturel ; et c'est elle que je traquais par l'observation de leurs rites, leurs protocoles, leurs pensées cachées et leurs non-dits. La chasse a fait l'homme et son groupe. C'est après des années d'écoute que j'ai saisi que ce peuple n'était pas primitif malgré les évidences de son mauvais état matériel.
L'interaction entre hommes, bêtes et plantes, chacun en est convaincu. Le temps n'est pas si loin où les hommes et les bêtes, ours, phoques, renards, oiseaux, araignées, se parlaient. Temps mythique ? Pas pour l'homme du Grand Nord ; car on ne peut utiliser, je l'ai dit, et j'en ai l'expérience, un traîneau à chiens sans être en empathie avec son attelage et, en particulier, avec le chien de tête, qui va jusqu'à la pratique d'une langue réciproque chien/homme.
Taaq : il fait sombre, presque nuit. Les ombres s'allongent. S'approche un interlocuteur silencieux. Pendant ma progression solitaire dans la neige craquante, il va de gros blocs de pierre à un rocher ; s'y pose quelques instants. Jamais il ne répond à mes appels et pourtant, et pourtant, il me suit.
C'est un corbeau (tuluaq) (12). Soudain, il croasse. Nous tentons de dialoguer dans le silence sépulcral. En vain. Quelle disgrâce ! Dans cette vallée glaciaire, dans cette extrême solitude, qui pourrait susciter l'épouvante, sont face-à-face, deux vivants : lui et moi. Seul oiseau qui hiverne, il rôde le long des falaises, pillant les "réserves" des renards, en viande et en œufs. Je m'interroge, l'interroge du regard, tente de converser : je siffle, parle en inuit, en français ; j'ignore, hélas ! la langue tuluak. Que pense-t-il donc ? Pourquoi me regarde-t-il avec une suffisance de sénateur, à quelques mètres de moi puis s'approchant, d'un air narquois, de son œil noir brillant et vif il regarde mon carnet alors que je prends des notes ? Pendant une demi-heure, il ne me quitte pas des yeux. Que veut-il donc me dire ? Souhaite-t-il d'un mot, m'aider dans mes hésitations, mes interrogations de naturaliste, ou bousculer d'un rire sarcastique l'hôte maladroit de ces terres à jamais glacées ? Comment décoder son langage ? Et au fait, comment peut-il survivre dans ce désert de neige et de glace sinon parce que doté d'une extrême intelligence ? On sait par le Laboratoire de physiologie et de génétique du comportement de l'Université de Moscou, l'un des plus anciens de la Russie et unique en son genre, que le niveau intellectuel du corbeau est parmi les plus élevés de tous les animaux ; il est voisin du singe. "Ils sont capables", dit ce laboratoire, d'avoir une pensée abstraite. Ils savent compter. Les tests réalisés depuis des années l'établissent. Plus rusés que le renard, ils narguent même l'homme dont ils observent avec sagacité le comportement, même durant les tests", fait remarquer la physiologiste Zoïa Zorina à Moscou.


A la veille de grandes découvertes.
Nous sommes à la veille de grandes découvertes, comme en Egypte, au temps de Champollion où la lecture de la pierre de Rosette permit de découvrir une des civilisations inspirées de l'humanité. En étudiant les ivoires gravés de la haute culture esquimaude du détroit de Béring, cinq siècles avant notre ère, on est frappés par les affinités stylistiques avec l'art du jade du néolithique chinois et l'art complexe des Indiens de la côte nord-ouest.
"Le dédoublement de la représentation est significatif d'un continent à l'autre. Les parentés sont évidentes, et pourtant les distances, la géographie et l'histoire nous inviteraient à l'extrême prudence… Sommes-nous, ainsi que le suggère Claude Lévi-Strauss, enfermés dans un dilemme qui nous condamne soit à renier l'histoire, soit à rester aveugle à ces ressemblances tant de fois vérifiées ?" (13) Constater des convergences dans ces nombreuses stylistiques, est-ce vanité ? Serions-nous de ceux qui ont regardé mais n'ont pas vu ? Risquons à cet égard quelques hypothèses. Elizar M. Meletinsky, dans un texte fondateur sur l'épique du corbeau chez les Paléoasiates, s'interroge avec une extrême intelligence sur les rapports de l'Asie septentrionale et de l'Amérique du Nord-Ouest en matière de folklore. "Il y a concordance évidente entre de nombreux sujets ou versions de sujets du folklore des Esquimaux d'Asie et du folklore des Tchouktches d'une part et entre le sujet du folklore des Esquimaux américains et des Athapaskans et des Indiens de la côte nord-ouest de l'Amérique de l'autre. Bien que la sagesse soit un trait assez communément attribué au corbeau, y compris dans la sagesse antique et chez les Germains […] elle se manifeste surtout sous un aspect sinistre et ce n'est que dans l'aire folklorique Tchoukotka/Kamchatka/Alaska que nous trouvons un très vaste cycle mythologique du corbeau. - L'aire de diffusion de ce cycle du corbeau est très rigoureusement limitée à cette zone que nous venons d'indiquer, laquelle en est marquée comme une zone folklorique particulière." (14)
Le pont de la Béringie a été large de 1 500 km du nord au sud. Il a été parcouru, avant sa submersion, par de grandes migrations asiatiques de chasseurs nomades depuis 40 000 ans, qui ont peuplé l'Amérique du Nord au Sud. Nomades, passeurs d'idées, de mythes, de symboles rituels que l'on retrouve dans l'art décoratif des outils, des objets remontant à un chamanisme paléolithique. Dans le détroit de Béring, dans cette région dite de l'Allée des Baleines, nous sommes très évidemment dans un secteur majeur. Des fouilles n'ont hélas été réalisées que tardivement en Sibérie orientale et particulièrement en Tchoukotka, un des berceaux de l'histoire des Esquimaux. Une découverte décisive a été assurée en juillet-août 1976 par une équipe d'archéologues soviétiques dirigée par mon vieil ami l'archéologue russe, Sergei Arutiunov. L'Allée des Baleines est le Delphes de l'Arctique. J'ai eu l'honneur, premier Occidental, de me rendre, lors d'une expédition qu'avait diligentée l'équipe du Gouvernement Gorbatchev et dont j'avais été nommé le directeur scientifique. Il est à Ittygran une première allée sur 550 mètres de mâchoires de baleines groenlandaises orientées est-ouest. Sur l'île voisine d'Arakamchechen, une autre allée est disposée parallèlement, dans ce grand cimetière cultuel de la baleine. La première est de 34 colonnes, dont 3 en paires ; la seconde de 11.
"Les poteaux en os, les crânes sont visiblement ordonnés selon une architecture sacrée, relevant sans doute de chiffres d'or. Sur quatre cents mètres de distance, treize groupes de gigantesques crânes (47) de une tonne et demie chacun, sont espacés sur le littoral le long d'une plage à 50 cm au-dessus de la mer, par groupes de deux, puis groupes de quatre selon les intervalles de 1, 3, 1, 4, relevant de connaissances immémoriales, numériques - d'esprit fengshui ? -
"Selon un ordre rigoureux", insiste Arutiunov." (15)
"Au centre géométrique de l'Allée des Baleines, se trouve une surface relativement plane formant un demi-cercle, un amphithéâtre de 4-5 m au pourtour délimité par d'énormes blocs de pierres […] La fouille effectuée dans son angle nord-ouest a mis au jour à une profondeur de 0,3-0,8 m des cendres recelant encore des restes d'os calcinés de baleines et de morses. Ce foyer était entouré d'une grande dalle en pierre verticale et de plus petits blocs erratiques (40-50 cm)." (16)
La flamme de ce sanctuaire d'Ittygran est une aspiration à une renaissance périodique. Feu salvateur, il est le véhicule de l'esprit du mort, vers la patrie céleste, lors de la crémation des corps chez les Tchouktches.
La nature est écrite en langage mathématique, nous rappelle Galilée dans un texte célèbre : "La philosophie est écrite dans cet immense livre qui continuellement reste ouvert devant les yeux (ce livre, l'univers) et on ne peut pas le comprendre si, d'abord, on ne s'exerce pas à en comprendre la langue et les caractères dans lesquels il est écrit. Il est écrit dans une langue mathématique, et les caractères en sont les triangles, les cercles, et d'autres figures géométriques, sans lesquelles il est impossible humainement d'en saisir le moindre mot sans ces moyens, au risque de s'égarer dans un labyrinthe obscur."
La paléo-astronomie a démontré tout récemment qu'il est une lecture astronomique du ciel dans les grottes préhistoriques françaises telle que les grottes étaient orientées vers le nord-ouest et au solstice d'été, les derniers rayons du soleil illuminaient le fond même de la grotte. Ainsi est établie une émergence de l'astronomie beaucoup plus précoce qu'on ne le pensait et ainsi qu'on l'a observé par exemple chez les Babyloniens il y a 5500 ans. Ce qui est vrai dans le sud de la France et ainsi établi par les travaux de cette discipline nouvelle de paléo-astronomie et d'ethno-astronomie, se retrouverait dans le Détroit de Béring, précisément dans cette Allée des Baleines.

Pouvez-vous nous préciser les caractères de cette Allée des Baleines ?
La flamme de ces os de baleine calcinés était donc l'objet de rites propitiatoires exclusivement par des hommes -gourous-, peut-être de tradition homosexuelle. De vastes fosses à viande en amont de la pente, au pied des éboulis, rappellent que pendant sept siècles, des assemblées d'une centaine d'hommes, ont pratiqué ici même depuis le XIVe siècle, en ce haut lieu, unique dans l'Arctique, des rites sans doute annuels.
Lumière/nuit, froid/chaud, humide/sec, mâle/femelle, vie/mort. Trois, cinq, sept, neuf. "Logos, Kosmos et feu. C'est tout un", nous rappelle Héraclite. Si l'on recherche la part d'imaginaire qui incite à inventer le monde, il faut vivre la matière en empathie.
Vivre dans la matière, comme le recommande Gaston Bachelard, (17) le maître de cette approche phénoménologique. Croire en cette singulière transmigration, la métempsycose. C'est ce qui inspire et fonde le chamanisme, croyance universelle des Inuit et dont les racines sont à rechercher dans la nuit des temps d'une pensée panthéiste s'interrogeant depuis si longtemps sur le destin, la mort, et les forces cosmiques, maîtres du destin.

Le chaman dispose-t-il de pouvoirs particuliers ?
Il est des sorciers médiocres mais aussi des chamans qui disposent de prescience. Ces chamans si longtemps décriés par les explorateurs et les missionnaires sont pris maintenant plus au sérieux. Le groupe ne tolérerait pas des erreurs de jugement. Un mauvais chaman est sous le risque d'être tué. Médiums, ils font des voyages dans l'au-delà, dans des états paranormaux. De l'autre côté du miroir, ils vivent des mutations soudaines, après s'être décorporés puis désintégrés, ossement après ossement, la peau s'étant détachée et le sang écoulé, réincarnés en ours, puis se retrouvant, s'ils sont de bons chamans, dans leur corps humain.
"Ils ont une mémoire concrète reproduisant avec fidélité jusqu'aux moindres détails des impressions sensibles", nous dit le grand précurseur, Lucien Lévy-Bruhl. Leur hyperémotivité, leurs sens affûtés de chasseur leur font repérer des détails de la nature et éprouver les forces et les énergies qui s'en dégagent. La recherche médicale a fait comprendre depuis quelques années la plasticité neuronale ; et il y a une vie et une fonctionnalité neuronales stimulées par les flux nerveux qui sont déterminés par des manques, et surtout l'affectivité. Les dendrites excitées provoquent de nouveaux neurones cependant que les neurones non excités tombent en aptose ;
les cellules ne recevant plus de facteur de puissance entrent en résorption et meurent, comme nous l'expliquent Marc et Jean-Yves Tadié. (18)
Il n'est pas interdit de penser que les Peuples Premiers disposaient de pouvoirs hypersensoriels infiniment plus grands que les nôtres. Du fait de la vie urbaine et d'une plus grande spécialisation nous perdons peu à peu l'acuité des sens.
Je suis convaincu qu'un ouvrage tel que L'Art du Grand Nord, les expositions sur les arts premiers que proposera le musée du Quai Branly à Paris. Les sciences sociales en Afrique, en Asie, en Océanie, dans les Amériques, mieux informées en matière d'ethnologie et du sacré, provoqueront d'amples interrogations chez ceux qui ont le privilège de voir ces œuvres énigmatiques ; je songe à cet égard, à L'Essai sur le don de Marcel Mauss, et aux propos de Claude Lévi-Strauss :
"Peu de personnes ont pu lire L'Essai sur le don de Marcel Mauss, sans ressentir toute la gamme des émotions si bien décrites par Malebranche, évoquant sa première lecture de Descartes : 'le cœur battant, la tête bouillonnante, et l'esprit envahi d'une certitude encore indéfinissable mais impérieuse, d'assister à un événement décisif de l'évolution scientifique.' " (19)

Pour revenir sur le cheminement de votre itinéraire, pas à pas, vers les Inuit
C'est un cheminement intérieur qui m'a guidé dès 1950 vers ce lieu en août 1990. Assurément, mon itinéraire est d'abord celui d'un géographe physicien, puis d'un démographe avec la généalogie des 302 Esquimaux polaires de Thulé puis d'un ethnohistorien des rites, dans l'Arctique central canadien, mais en fait, c'est mû par des raisons intérieures que j'ai poursuivi obstinément cette recherche multidisciplinaire. J'ai voulu voir ce qu'il y avait derrière le miroir. J'ai vieilli plus vite avec les Esquimaux de Thulé, en 1950-51. Au terme de ces 31 missions, je découvre à l'Allée des Baleines la signification de cette recherche obstinée. Le labyrinthe de la pierre jusqu'à l'homme, cet itinéraire n'était donc pas achevé. L'extrême importance qu'a pris pour moi ce haut lieu de l'Allée des Baleines, me fait prendre conscience que cette rencontre était recherchée de longue date. Je ne puis pas expliquer autrement cette prescience d'une pensée plus élevée dans une société dont toutes les apparences matérielles paraissaient la contredire. "Une conscience qui rêve puis se réveille" dit Emmanuel Lévinas. Cette pensée diffuse chemine souterrainement, s'enrichit d'emprunts au fil de recherches collatérales et soudain se révèle dans une structure achevée. Qu'est-ce que rechercher ? C'est suivre une volonté impérieuse de s'exprimer dans une œuvre et de se donner si entièrement que peu à peu la personne se perd, s'efface derrière sa création. L'humilité du chercheur atteint sa forme la plus haute en se dépouillant de lui-même pour faire coûte que coûte surgir l'ombre de son inspiration. L'œuvre est ce que la nature semble exiger de l'inventeur pour lui faire révéler sa fonction dans l'ordre caché.

Pouvez-vous préciser ce que vous qualifiez d'approche contrapuntique ?
La vérité est complexe. On ne peut approcher les faits de société que par des itinéraires multiples, croisés, en souhaitant qu'ils soient complémentaires.
C'est l'esprit même de la création de la collection Terre Humaine aux éditions Plon. Sous le signe d'un engagement de l'auteur, venant de tous milieux, reflets de la vie dans son bouillonnement : braqueur de banque, psychanalyste, curé, anthropologue, écrivain, paysan illettré, indienne paria, mineur de fond, condamné à mort, magistrat, rend compte des sociétés dont il est issu, et dont, marginal lui-même, il est le témoin privilégié.
Au siècle de l'image, il est incompréhensible que l'ethnologue, le sociologue, l'écrivain, n'aient pas pour ardente obligation, de compléter son enquête de choses vues, par un reportage de photographies. Trop longtemps, le monde littéraire, l'Université dont on sait le caractère conservateur, ont considéré l'image comme ludique, commerciale justifiant tout juste dans un livre ce que les éditeurs appellent des "illustrations hors-texte". Se souvenir des critiques acerbes que ce géant, Edward Curtis, le grand témoin des Indiens américains avant même que leur civilisation ne sombre dans la déchéance des réserves, à fait l'objet de constants sarcasmes des académies.
Non seulement l'Université est en retard dans ce rendez-vous avec l'Histoire, mais les grandes institutions scientifiques françaises, le CNRS n'a pas de photothèque. On peut imaginer la richesse dont ce grand corps disposerait s'il avait obligé - ce qui semble le minimum -, ses chargés de mission de laisser à l'institution qui les diligente ses carnets de terrain et les copies de ses photographies. L'Appel du Nord est une ethnophotographie des Inuit de 1948 à 2000, du Groenland à la Sibérie, pendant mes 31 missions conduites de l'est à l'ouest et au cours desquelles ma pensée s'est construite. C'est le vécu de la vie primitive inuit, avant qu'ils ne se "canadianisent", s'"américanisent", se "danisent" et se "russifient". Certains de ces documents sont inestimables, certaines sociétés d'Arctique central dont le vécu est représenté, ayant aujourd'hui disparu. Référent de l'âme comme le disait mon ami Roland Barthes, ces photographies sont le contre-miroir d'une pensée, d'une sensibilité et les légendes ne cherchent pas à être descriptives mais à établir un dialogue avec la photographie. Chacune de ces 300 photographies choisies parmi 20 000, peut s'analyser. Et on rêve que soit instituée pour les sciences sociales, à côté d'une école des Chartes qui a su former des lecteurs critiques de l'écrit, une école ethnophotographique apprenant à analyser le visuel. Trop longtemps, a régné un mépris des maîtres de l'écrit pour la photographie, complément indispensable du regard, et c'est la raison pour laquelle je plaide pour l'anoblissement du vocable par ces deux mots accolés : ethno-photographie. Cette révolution mentale doit aussi être assurée chez les éditeurs. Il y a les livres imprimés et les beaux-livres, comme si l'un ne devait pas être lié à l'autre par un dialogue sur la page même entre le texte et la photographie.
James Agee nous l'a enseigné dans Louons maintenant les grands hommes (20) ; il a mis sur un même plan son écriture et les clichés du célèbre photographe Walker Evans, qui l'accompagnait. Par osmose et par l'inspiration de l'écrivain, Walker Evans va souvent plus loin que le texte, ainsi que le dit James Agee, lui-même. J'ai découvert le maître du structuralisme après avoir lu sa thèse sur les structures élémentaires de la parenté en regardant, ébloui, ses photographies des Indiens Caduevo et Nambikwara, si heureux de vivre des temps d'innocence.

Quel est l'avenir de ces peuples arctiques ?
Tout ce que j'évoque, c'était hier. Ces peuples connaissent depuis 1970 une renaissance difficile et repensent leur passé. Douloureuses jeunes nations. Les séquelles du colonialisme sont universelles : alcool, drogue, un taux de suicides parmi les plus élevés au monde. Les auteurs témoignent dans L'Art du Grand Nord de la résurgence récente de cet art. La langue redevient vivante. Les artistes Haïdas, Robert Davidson et Bill Reid depuis 1960, sont la preuve de la vitalité de cet art nouveau amérindien qui a sauvé ce peuple de l'extinction.
Les chasseurs d'Igloulik (Baie de Foxe, Nunavut) que j'ai connus en 1960, 1961 (21), se sont remarquablement et rapidement affirmés dans le cadre de Nunavut. Zacharias Kunuk vient d'obtenir la Camera d'or au festival de Cannes pour son film exceptionnel, d'un rythme et d'une inspiration si inuit, Atanarjuat (L'homme rapide) réalisé en langue inuktitut ; il avait trois ans lorsque je visitais en 1960, village après village dans des iglous, ces hommes d'une vie encore si rude. Ebloui, on verra ce film sur nos écrans en février 2002, et je ne doute pas que ce soit un choc, comme le Nanouk de Robert Flaherty.
La culture est le vecteur de l'avenir d'une nation qui s'affirme. Agayuliyararput (22) notre voie de la prière. Une société ne meurt pas. Les civilisations ne sont pas mortelles ; elles se métamorphosent. L'histoire s'inscrit dans une géographie. Il est en elle un noyau dur qui permet son renouvellement en syncrèse avec d'autres croyances comme le Christianisme. Une dynamique souterraine les sous-tend. Dans l'action, il faut hausser la barre et résolument avancer, malgré la brume, vers la lumière qui tremble, au loin, très au loin. C'est la raison pour laquelle je suis un des fondateurs de l'Académie Polaire d'Etat à Saint Pétersbourg où 600 fils de bergers, de chasseurs, d'éleveurs, tchouktches, nenetses, evenks, esquimaux, sont formés pour être les administrateurs, les préfets, sous-préfets de la Sibérie du Nord de demain. En 2003, une "Deuxième expédition russo-française en Tchoukotka", partira à bord du brise-glace "Akademik Fedorov", sous le patronage des présidents de la Fédération de Russie et de la République française. J'ai l'honneur de diriger le groupe de scientifiques français qui rassemblera 12 groupes de chercheurs de pointe. A bord, se trouveront une quinzaine de diplômés autochtones nord-sibériens et cette université nomade, enfin, connaîtra un dialogue fraternel qui a trop tardé et, j'en suis sûr, fécond entre savants occidentaux et autochtones nord-sibériens.
Résister, c'est bien ; agir en inventant, c'est mieux. J'ai toujours considéré que la vie d'ethnologue, de sociologue, de géographe ne pouvait qu'être accompagnée par des actions raisonnées. L'engagement est nécessaire devant de tels drames que connaissent tous ces peuples dont on est l'hôte et qui sont face au malheur. Le post-colonial a toujours été sous le signe d'un certain cynisme et l'expression d'un bricolage. Il n'est pas de pire racisme que culturel. L'Académie polaire a été créée précisément à Saint Pétersbourg en 1991, au retour de la "Première expédition russo-française en Tchoukotka", pour inventer une nouvelle pédagogie, permettant aux jeunes élites de s'affirmer et de faire face à l'avenir. L'ONU a décidé de consacrer en 1995 la décennie à la défense des peuples autochtones de la planète. Voilà une sage décision qui devrait convaincre l'opinion mondiale et les gouvernements responsables qu'à l'égard des minorités ethniques, la tolérance de l'autre ne suffit plus.


Propos recueillis par Michel Daubert
relus et corrigés (questions comprises) par Jean Malaurie

(1) L'Art du Grand Nord préfacé et dirigé par Jean Malaurie. Paris, Citadelles et Mazenod, 2001.
(2) Jean Malaurie (sous la direction de) Le Peuple esquimau aujourd'hui et demain : The Eskimo People today and tomorrow. VIe Congrès international du Centre d'Etudes Arctiques. Paris, Mouton, 1973. A reparaître aux éditions Economica, 2002.
(3) Jean-René Vanney Histoire des mers australes. p. 278 Paris, Fayard, 1986.
(4) Jean Malaurie Ultima Thulé. De la découverte à l'invasion. cf p.19 ; p. 361. 2e ed. revue et augmentée. Paris, éditions du Chêne, 2000. Jean Malaurie Les Derniers Rois de Thulé. cf p.101. 5e édition. Paris, Plon, collection Terre Humaine, 1986.
(5) Jean Malaurie Hummocks 1 Nord Groenland - Arctique central canadien ; Hummocks 2 Alaska - Tchoukotka sibérienne. Paris, Plon, collection Terre Humaine, 1999.
(6) Jean Malaurie Les Derniers Rois de Thulé. Avec les Esquimaux Polaire face à leur destin. 5e édition. Paris, Plon, collection Terre Humaine, 1986.
(7) Jean Malaurie Ultima Thulé. Paris, éditions du Chêne, 2000.
(8) Jean Malaurie L'Appel du Nord. Une ethnophotographie des Inuit du Groenland à la Sibérie : 1950-2000. 352 pages. 300 photographies. Paris, La Martinière, 2001
(9) Thèmes de recherche géomorphologique dans le nord-ouest du Groenland. Paris, éd. du CNRS, 497 p., 79 photos, 161 fig. 2 cartes en coul. 80 ´ 30 cm, Numéro hors série Mémoires et Documents, 1968.
(10) J-L. Giddings 10 000 ans d'histoire arctique. Paris, Fayard, 1973.
(11) Marc et Jean-Yves Tadié Le sens de la mémoire. Paris, Gallimard, 1999.
(12) Le tuluaq est l'oiseau tutélaire des Koriaks.
(13) Claude Lévi-Strauss Le dédoublement de la représentation dans les arts de l'Asie et de l'Amérique, Revue Renaissance vol. II et III, New York, Ecole des Hautes Etudes, 1944-45 et Hubert Damish, Paradoxe du danseur kwakiutl. "Le dédoublement de la représentation dans les arts de l'Asie et de l'Amérique" in Pour Jean Malaurie : 102 témoignages en hommage à 40 ans d'études arctiques.900 p. pp.347-353 (édit. Sylvie Devers) Plon, 1990.
(14) Elizar M. Meletinsky L'épique du corbeau chez les Paleoasiates. Diogène, n°110. Paris, avril-juin 1980 (p.114).
(15) S. A. Arutiunov, M. A. Chlenov, I. I. Krupnik "L'Allée des Baleine ", in Sibériana, CNRS, 1983 et in Jean Malaurie Hummocks 2 Alaska - Tchoukotka sibérienne. Editions Plon, collection Terre Humaine. Paris, 1999. pp. 407-408.
(16) S. A. Arutiunov, M. A. Chlenov, I. I. Krupnik "L'Allée des Baleines", in Sibériana, CNRS, 1983 et in Jean Malaurie Hummocks 2 Alaska - Tchoukotka sibérienne. Editions Plon, collection Terre Humaine. Paris, 1999. p. 409.
(17) Gaston Bachelard Le droit de rêver. Paris, PUF, 1970.
(18) Op. cité
(19) Claude Lévi-Strauss in : Jean Malaurie Hummocks 2 Alaska - Tchoukotka sibérienne. Editions Plon, collection Terre Humaine. Paris, 1999. p. 297.
(20) James Agee, Walker Evans Louons maintenant les grands hommes. Paris, Plon, collection Terre Humaine, 1993.
(21) Jean Malaurie L'Appel du Nord. Une ethno-photographie des Inuit du Groenland à la Sibérie : 1950-2000. Ed. de La Martinière. Paris, 2001.
(22) Ann Fienup-Riordan The living tradition of Yup'ik masks. Agayuliyararput, our way of making prayer. University of Washington Press, Seattle, 1996. Magnifique témoignage de la résurgence culturelle dans le sud-est de l'Alaska.

http://livres.telerama.fr/edito/malaurie/malaurie2.asp

http://www.ordiecole.com/voyages/malaurie.html

http://www.ordiecole.com/voyages/malaurie2.html