L'Express du 11
octobre 10/2004
Saga
Un amour de stradivarius, par Henri Haget
Le virtuose Pierre Amoyal
s'était fait voler son précieux violon avant de le récupérer au terme d'une
traque digne d'un polar. Il raconte dans un livre cette aventure qui a transcendé
sa passion pour ce frère de son
Le virtuose vient d'emménager dans un appartement très grand, tout blanc, au
coeur de Lausanne. Il n'y a pas encore de tableaux sur les murs, mais déjà une
alarme dernier cri qui scintille au-dessus de la porte d'entrée. Pierre Amoyal,
55 ans, ne passe pas seulement pour l'un des plus grands violonistes du monde;
il est aussi l'homme qui, un jour, s'est fait voler son stradivarius.
L'affaire, qui dura quatre ans, avait ému toute la France. Aujourd'hui, le
musicien raconte cet incroyable thriller dans un livre: Pour l'amour d'un
stradivarius (Robert Laffont). L'histoire d'un rapt, donc. Parfaitement, d'un
rapt. Car on comprend très vite, dans le livre comme dans la vie, que le
célèbre violon, avant d'être une oeuvre d'art, incarne, au coeur du maestro, le
plus fidèle des compagnons, son frère de son. «Chaque matin, quand j'ouvre sa
boîte, il me parle, résume Pierre Amoyal. Et, moi, je lui confie mes secrets.»
© J.-P. Guilloteau/L'Express |
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Il est là, posé
sur la table du salon, robe orangée, 35 centimètres d'érable et de sapin
délicieusement sculptés. C'est l'un des vingt plus beaux violons au monde, un
joyau datant de 1717, l'âge d'or du maître de Crémone Antonio Stradivari.
Combien coûte- t-il? «Une fortune.» Pierre Amoyal répugne à en donner le prix.
Aux enchères, récemment, celui de Menuhin est parti pour 6 millions d'euros. Il
ne le quitte jamais des yeux. N'en laisse la garde à personne. Le serre contre lui quand il voyage. Ce n'est pas que
l'ancien violon du tsar Nicolas II soit fragile. Il a survécu à la révolution
bolchevique et sa caisse n'a pas varié d'un millimètre depuis trois siècles.
C'est juste que le musicien se souvient qu'un bref
instant de mégarde, le 15 avril 1987, lui a valu sa première mort. «Je voyais
mon violon partir et j'ai eu l'impression que mon corps se vidait de son sang
et de son âme.»
La scène se
déroule à Saluzzo, dans le nord de l'Italie, où Pierre Amoyal est venu diriger
une master class. Sa Porsche 911 est garée devant l'hôtel. Il paie sa note,
commence par ranger son violon dans le coffre. Les clefs de la voiture traînent
sur un sac. Le temps qu'il s'en aperçoive, le type a déjà enclenché la
première. Valentino Giordano, alias le Gitan, plus connu pour ses talents de
braqueur que pour son instinct de mélomane, a-t-il volé le bolide ou le stradivarius?
Ses petits camarades de la Carnazza, la branche turinoise de la Mafia, lui ont
laissé l'éternité pour méditer la nuance. Deux balles de 7,65 dans la nuque.
Les grandes orgues.
© J.-P. Guilloteau/L'Express |
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Durant quatre
ans, Pierre Amoyal va mener une enquête qui le conduira au bord de la
schizophrénie. Avec des violons d'emprunt, il continue de triompher dans les
salles de concerts du monde entier, mais son esprit, chaque soir, reste en
coulisse. Les bravos ne le distraient pas de sa mission. Il ne veut pas être
l'homme qui, dans un moment d'égarement, a privé l'histoire de la musique d'un
des fleurons du patrimoine. «Je jouais du Mendelssohn à Tel-Aviv ou à Boston
et, entre deux mouvements, je m'isolais dans ma loge pour appeler les
carabiniers.» Il fera même beaucoup mieux que cela pour remettre la main sur un
violon qu'il avait acquis en 1975 et dont il venait tout juste d'acquitter la
dernière traite. Il engagera des détectives privés, passera des petites
annonces de collectionneur véreux pour appâter les malfrats, traquera les
informateurs jusque dans les arrière-salles de bistrots sordides. Il finira
même par payer 250 000 dollars pour faire sortir un mafioso de prison et tendre
une embuscade fatale aux ravisseurs sur l'autoroute Milan-Turin.
Comment ce
soliste délicat, qui a commencé à déchiffrer les partitions à l'âge où d'autres
apprennent à lire, s'est-il mué en héros de mauvais polar? Par un miracle de la
volonté. La foi du violoniste est indestructible. Enfant prodige du
conservatoire de Paris, Pierre Amoyal s'est exilé à 17 ans en Californie, à la
terrible école de Jascha Heifetz, une légende du violon, un être solitaire et
torturé. Durant un an, dix heures par jour, le jeune Français récite des gammes
d'octaves doigtées avant de recueillir le premier encouragement de son maître.
Ce jour-là, il a joué au millimètre une chaconne de Bach. «J'ai entendu pire»,
lâche, impassible, Jascha Heifetz. Bien plus tard, pour le seul plaisir d'être
dirigé, une fois dans sa carrière, par Pierre Boulez, le virtuose accepte
d'interpréter le Concerto d'Arnold Schoenberg. Une partition inhumaine, de
l'aveu même d'Isaac Stern. «Une œuvre écrite pour un violoniste qui serait né
avec un sixième doigt à la main gauche», avait décrété son propre auteur. Au
sommet de son art, Pierre Amoyal va passer deux ans à répéter du matin au soir
le concerto maudit. «Il m'est arrivé de passer une matinée pour comprendre quel
doigt devait jouer quelle note.» Quand on s'est coltiné Schoenberg, les
artistes de la gâchette ne vous paraissent pas si coriaces que cela. Les durs
de la Carnazza ont bien essayé de revendre le violon à Hongkong ou au Japon.
Mais le stradivarius était trop connu. «Le seul acheteur possible, finalement,
c'était moi», résume le musicien.
Le temps d'une
photo, dans son bel appartement, le virtuose empoigne son compagnon, le caresse de son archet, et la magie opère instantanément.
«Vous entendez cette vibration? Là, mon violon me dit qu'il est content.»
Amoyal porte un jogging, a des tennis aux pieds et la tignasse en broussaille.
Il ressemble autant à l'idée qu'on se fait d'un grand concertiste que le voisin
d'à côté. Des jaloux lui reprochent de vouloir faire sortir la musique
classique de son cénacle. On ne lui a pas pardonné d'être passé au journal de
Patrick Poivre d'Arvor pour évoquer le vol de son stradivarius. TF 1: la honte.
Comme si le grand public était fatalement indifférent au petit monde de Pleyel.
«J'en ai marre que ma fille se pâme en écoutant un quatuor de Schubert et meure
d'ennui dès qu'elle bavarde avec un musicien d'orchestre!» Les glorieux aînés,
eux, ne vivaient pas dans les remugles de naphtaline. Mozart passait plutôt
pour un marrant. Et Bach ne multipliait pas que les symphonies. «Il a tout de
même eu 23 enfants», croit se souvenir Pierre Amoyal.
Tout se passe
comme si son aventure rocambolesque l'avait aidé à tomber le corset du
virtuose. Après y avoir sacrifié quelques centaines de milliers de dollars,
Pierre Amoyal n'assure plus ses mains. «A quoi bon? Si je deviens sourd,
j'aurai l'air fin...» Aujourd'hui, il survole le lac de Genève en parapente,
pilote des bolides sur des anneaux de vitesse, saute d'un récital au Carnegie
Hall à un duo avec le clown Buffo, alias l'écrivain Howard Buten. Après quinze
ans d'abstinence, il vient même de renouer avec ses anciennes amours et s'est
offert une Porsche. Comme par bravade.
L'épreuve a eu
du bon. S'il vénère toujours autant son stradivarius, il n'en fait pas l'unique
instrument de son talent: «J'ai longtemps pensé que ce violon était un don de
Dieu. Désormais, il ne m'intimide plus. Dans notre couple, chacun a fini par
trouver sa place.» Il sait maintenant qu'il est à la hauteur du mythe enfanté
par Antonio Stradivari. En tenue de gala comme en survêt', Pierre Amoyal ne
joue pas de la musique; il la vit. C'est son ancien professeur, l'intransigeant
Jascha Heifetz, qui, lors d'une ultime leçon, vingt ans après leur première
rencontre, lui a légué les clefs du paradis. Le violoniste devait enregistrer
la Havanaise de Saint-Saëns, une pièce très subtile, tout en finesse.
Pour en déjouer
les pièges, il appelle son maître à Los Angeles. «Si vous y tenez, venez !»,
lâche celui-ci d'une voix hésitante. Sur place, Pierre Amoyal découvrira que
son précepteur est presque infirme du bras droit et qu'il ne peut plus jouer du
violon. 20 000 kilomètres pour rien? «Au travail!» tranche Heifetz, qui, pour
le reste, n'a pas changé. Quelques mesures plus tard, le verdict tombe. «Stop!
Ce qui vous manque, Pierre, c'est de n'avoir jamais dansé la havanaise avec une
jolie femme de Cuba. Moi, si.» Et, doucement, le vieil homme se met à onduler
au milieu de son salon en fredonnant Saint-Saëns. «Il dansait très bien, se
souvient Pierre Amoyal. En un clin d'oeil, j'ai compris sur quelles notes je
devais appuyer et comment phraser.» Ce jour-là, Jascha Heifetz lui a montré que
le génie n'avait pas besoin d'un stradivarius pour s'exprimer. Ce jour-là, le
violon, c'était lui. La Mafia peut toujours courir. La grâce, ça n'a pas de
prix.
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