Marcel
Mercredi,
André m'a appris que Marcel était mort la nuit précédente, chez lui, dans son
lit, sans avoir besoin d'assistance, ainsi qu'il l'avait souhaité. Il avait 90
ans. André m'a demandé : « Toi qui connaissais somme toute assez bien mon père,
est-ce que tu serais d'accord de dire quelques mots sur lui lors de la cérémonie ? ». Ma première
réaction a consisté à dire que même en l'ayant croisé souvent au cours de ma
vie, j'ai le sentiment d'avoir très peu connu Marcel et qu'il reste pour moi
une sorte d'énigme, un personnage secret et discret. Pourtant, malgré cela, j'ai
eu envie de répondre à la demande d'André
et, au gré des heures qui ont suivi je me suis laissé imprégner par les
souvenirs qui remontaient en moi au sujet de Marcel.
Pour
moi, le souvenir le plus marquant concerne le cinéma : non seulement Marcel
possédait un projecteur qui nous permettait de voir de nombreux films de
Charlot qui suscitaient nos rires d'enfants certains après-midi d'hiver, mais
en plus, il avait, ô miracle pour l'époque (c'était vers le milieu des années 40)
une caméra dont il se servait pour filmer les activités familiales. Pour moi c'était
quelque chose de magique – et ça le reste encore aujourd'hui, de nous retrouver
comme vivants sur ces images de bambins qui gambadaient.
De
me remémorer cela m'a donné l'impression de mieux comprendre certains côtés de
Marcel et de pourquoi j'ai ce sentiment de l'avoir si peu connu : en fait, c'est
comme si, dans la vie comme avec ses films, il s'était placé derrière la caméra,
un peu dans l'ombre et en retrait, bien présent, cependant, mettant les autres
en lumière; c'est en particulier en repensant au couple Marcel – Margot que
cette image m'est venue.
Toutefois,
ce côté discret de Marcel ne représente qu'un aspect de sa personnalité : je
vais puiser dans un texte écrit par André
à
l’occasion des noces d'or de ses parents en 1991 et vous en lire plusieurs
extraits pour vous donner un éclairage plus complet sur la vie de Marcel :
Né
à domicile, à la rue des Buissons, Marcel n'a jamais été un enfant vraiment
facile, on peut même dire sans risquer de se tromper qu'il avait un certain
génie pour inventer des polissonneries toujours renouvelées. Que ce soit
fabriquer des pétards avec du souffre, du salpêtre etc. pour les poser ensuite
sur les rails du tram, se promener sur le toit de l'avocat Loewer et y casser
des tuiles, emprunter la moto du père Grunder et ne plus savoir comment l'arrêter,
ou encore boucher les serrures avec des allumettes, tout lui était bon pour se
distraire en dehors des heures consacrées à l'étude.
Comme
son père qui jouait merveilleusement de la musique à bouche sans avoir jamais
appris, Marcel aimait bien la musique. Ses parents l'inscrivirent aux Cadets où
il apprit la clarinette. Il devint clarinette solo.
La musique
prendra d'ailleurs une importance croissante dans cette famille.
Mais
le travail passait avant tout. Marcel avait décidé de devenir médecin, et fit
tout pour réussir pour ne pas alourdir la charge financière du père dont les
revenus étaient relativement modestes. Il passa son bac sans accroc puis
poursuivit ses études à Lausanne.
Après
le deuxième examen propédeutique, premier de sa volée, il obtint un poste d'assistant
d'anatomie.
Marcel
avait remarqué pour la première fois Margot en 1933, lors d'une excursion à ski.
Margot avait 15 ans. C'était "une magnifique jeune fille à l'esprit vif".
Les jeunes gens se rencontrèrent plusieurs fois par la suite puis se perdirent
de vue, Marcel étant obligé de se consacrer à ses études à Lausanne.
Ce
n'est qu'en 1939 que le hasard les réunit de nouveau. La deuxième guerre
mondiale avait débuté à la fin de cette année. Le 28 septembre, Marcel avait
été mobilisé. Margot (...) lui avait
écrit une carte postale pour le réconforter. Les jeunes gens se revirent par la
suite et cette idylle s'achemina peu à peu vers des fiançailles qui eurent lieu
en 1940.
Marcel
et Margot avaient bien envie de se marier, mais, devant certaines réticences
familiales, ils avaient décidé de ne pas le faire avant que Marcel ait terminé
ses études et soit devenu totalement indépendant. Ce qui fut le cas fin 1941 et
le mariage eu lieu le 30 décembre de cette année-là.
Entre
ses trop nombreuses périodes de service militaire, Marcel était interne à l'hôpital
de
En 1944,
Marcel met fin à sa carrière hospitalière et ouvre son propre cabinet médical. Un
bébé est annoncé pour la mi-août; Marcel et Margot travaillent les deux à plein temps. En ces temps-là
personne ne parlait encore de congé maternité.
Jean-Daniel
naît en 1944, André en 1946 et Hélène en 1948.
Les
époux avaient tous deux pratiqué la musique dans leurs jeunes années. Ils
continuent à s'y intéresser et chantent dans la chorale Faller. Plus tard, ils
joueront à l'Odéon, orchestre local d'amateurs, Marcel tient la clarinette et
Margot le hautbois. Ils font aussi de la musique de chambre, du quintette à
vent particulièrement. Dès le plus jeune âge, ils offrent des leçons de musique
à leurs enfants. La maison est souvent égayée par les notes d'un piano ou d'un
violon, plus tard d'une flûte, d'un cor ou d'un basson. Le plus acharné à l'exercice
restera toujours Marcel qui ne fait jamais les choses à moitié.
Dès
1954, les enfants étant occupés par l'école une grande partie de la journée, Margot
s'engage politiquement pour défendre l'égalité des droits entre hommes et
femmes de même que la justice sociale. Elle considère que la chance qu'elle a
eue lui donne le devoir de défendre ceux qui en ont eu moins qu'elle. L'Histoire
lui donne raison et elle sera la première présidente du Conseil général de
De
cette époque, il me revient un souvenir qui m'avait marqué : nous étions en été
1953 : période de vacances; notre famille était à Porquerolles et nous savions
que les Greub étaient à
Alors
que les enfants deviennent adolescents et plus autonomes, Marcel et Margot se
mettent entreprendre de nombreux voyages.
Une
longue série d'expéditions les
conduisirent successivement au Mexique, au Chili, en Inde, en Egypte etc...
Après
la naissance des premiers petits-enfants, les vacances balnéaires reprirent le
dessus pour quelques années.
Marcel
a continué de pratiquer la médecine jusqu'à l'âge de 80 ans, gardant quelques
consultations par-ci par là. Il ne travaille plus que le matin et partage ses
après-midi entre son ordinateur, sa musique, l'administration et les échecs. Margot
continue à s'occuper des courses, du ménage, de tai-chi, de sophrologie etc... Tous
les deux conduisent encore leur auto, prudemment.
C'est
pour eux une source de satisfactions fréquentes que d'observer leurs
descendants grandir et prendre progressivement leur place dans la vie.
Actuellement,
cette descendance s'est développée et au moment de son décès, Marcel avait, en
plus de ses 9 petits-enfants, 4 arrières petits-enfants.
Margot,
fidèle compagne de Marcel depuis environ 62 ans, meurt à la fin de 2003. Outre le travail de
deuil que Marcel doit faire, il se retrouve seul dans son appartement et
commence une vie dans laquelle il se met à assumer un quotidien d'homme au foyer. A ce que j'ai
cru comprendre, il n'avait jamais fait la cuisine auparavant. Il s'y met, tout
content de voir qu'il y parvient. Il fait ses courses lui-même malgré que cela
constitue une expédition longue et pénible, sa vue baisse de plus en plus et il
a énormément de peine à trouver les articles qu'il cherche et ne parvient
souvent pas à lire les étiquettes des produits qu'il saisit. Malgré ses forces
défaillantes, sa vue tellement limitée et une mémoire qui se rétrécit, il veut
pourtant absolument garder la maîtrise
de sa vie et se débrouiller par ses propres moyens.
Ici,
je voudrais dire l'admiration que j'ai tant pour lui que pour André, que je vois
toujours régulièrement : j'ai trouvé qu'il y a eu entre père et fils une
relation et une sorte de juste distance qui a permis à Marcel de rester
autonome dans son appartement tout en lui laissant l'espace d'appeler en cas de
besoin. Ces situations de besoin se sont surtout manifestées par rapport à l'ordinateur.
Marcel, qui est resté jusqu'à la fin passionné d'informatique, mais dont les
facultés tant visuelles que mnémoniques étaient fort affaiblies, s'est souvent
trouvé avec un ordinateur qui refusait de lui obéir. Dans ces cas, André a
toujours joué un rôle de pompier bienveillant et allait remettre les choses en
ordre.
Après
avoir esquissé de manière forcément réductrice ce parcours d'une vie longue et
bien remplie, je voudrais revenir sur certaines qualités qui m'ont touché chez
cet homme dont j'ai dit qu'il était discret. En effet, je ne suis pas sûr que
Marcel ait été quelqu'un d'extraverti qui parlait beaucoup de ce qu'il
ressentait. En tout cas, je ne faisais pas partie des proches à qui il aurait fait part de ses
émotions. Aussi c'est plus par sa façon d'agir que par ses paroles qu'il a su
me toucher, façon d'agir pleine d'une curiosité et d'un intérêt pour l'autre
ainsi que pour les problèmes que la vie posait. Pour exemple, la manière que je
viens de décrire dont il a assumé avec difficultés, certes, mais avec également
combien d'intérêt et de volonté ses dernières années d'existence.
D'autres
exemples, plus personnels me reviennent à l'esprit et me semblent illustrer
cette envie de comprendre les choses et les gens. Un jour, alors que j'étais
adolescent, j'avais été affecté d'un symptôme bien particulier : d'un jour à l'autre,
j'avais eu des sueurs colorées en bleu. Notre médecin de famille étant absent, j'avais
fait appel à Marcel. Il a eu l'air d'être aussi étonné que moi devant cette
symptomatologie et m'a dit qu'il allait entreprendre des recherches. Bien sûr, Internet
n'existait pas encore, et je ne sais combien d'ouvrages Marcel avait dû
consulter, mais le soir-même, il me téléphonait, radieux, pour me dire qu'il
avait trouvé ce dont je souffrais : chromhydrose, à savoir transpiration
colorée. Il a ajouté que cela ne nous avançait pas beaucoup, que le diagnostic
était simplement descriptif et qu'on n'en savait pas plus : on ne connaissait
pas l'étiologie ni le pourquoi de la chose, mais, l'important, c'était que dans
tous les cas où le phénomène avait été observé, il n'avait été que passager et
sans conséquence.
Pardon
de vous avoir relaté cet événement éminemment prosaïque, mais il me semble
refléter tant l'intérêt que Marcel portait à la démarche de recherche
scientifique que celui qu'il portait à l'autre.
Dans
le même ordre d'idées, mais dans un autre domaine, j'avais un jour osé demander
à Marcel s'il serait d'accord de faire une partie d'échecs, lui le passionné, avec
le « pousse-bois » novice que j'étais. Non seulement il a accepté, mais a été
très encourageant par rapport à la façon dont je m'étais débrouillé et
reprenait la partie pour me montrer à quels carrefours j'avais commis des
bêtises. Ensuite, reprenant les positions de la fin de la partie, il m'a montré
combien ces positions qui avaient l'air toutes simples au demeurant pouvaient
être traitées de tellement de manières possibles.
En
conclusion, je crois que ce qui m'a le plus touché chez Marcel et ce que je
conserverai de lui comme image porteuse, c'est ce côté dynamique de sa
curiosité pour plein de choses qu'il
essayait de comprendre et d'en faire profiter les autres avec simplicité et
modestie.