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« L’INTERNATIONALE » D’ARMAND GATTI

Eloge de la révolution




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LE 26 janvier 2001, Armand Gatti a eu soixante-dix-sept ans. Dramaturge, poète, metteur en scène, cinéaste, scénariste, ce témoin infatigable de l’époque contemporaine, dont toute l’ uvre est un appel à la résistance, vit en région parisienne, dans la Seine-Saint-Denis, où il a mis sur pied une « université du pauvre ». Dans quelques semaines, Armand Gatti entreprend un nouveau chantier : mettre en scène le chant des prolétaires, L’Internationale.

Par Philippe Lafosse
Journaliste.




Tout chez Armand Gatti est aventure, engagement, et générosité, à commencer par sa vie, qui irrigue ses écrits. Tout, chez cet homme, vêtu de noir de la tête aux pieds, est soulèvement, combat pour la dignité et démesure, comme en témoignent les seize heures de Adam, quoi ? monté à Marseille en 1993, ou Kepler, le langage nécessaire, représenté à Strasbourg en 1995 pendant deux journées de dix heures. La vie et l’oeuvre s’interpénètrent, dialoguent ; elles forment un tout, une même épopée (1).

Conçu à Chicago, né sur un trottoir de Monaco et prénommé Dante Sauveur, Armand Gatti passera son enfance dans le bidonville du Tonkin à Monte-Carlo... Son père - Auguste Reinier Gatti, émigré piémontais, anarcho-syndicaliste et éternel exilé - est balayeur municipal sur le Rocher, et sa mère - Letizia Luzona, catholique du tiers ordre de saint-François - est femme de ménage. Celui qui, après la guerre, choisira de s’appeler Armand, doit à l’un et à l’autre son lien intense avec la langue française et son goût pour le verbe.

Analphabète, son père, qui mourra matraqué à mort lors d’une grève en 1941, avait appris à lire et à écrire dans les tranchées de la Grande guerre (1914-1918) et lui conte des histoires qui l’émerveillent. Quant à sa mère, qui, quelques jours avant de mourir, à quatre-vingt-trois ans, s’inscrira au Parti révolutionnaire italien, « pour faire peur aux riches », il l’entend encore : « Tu dois être le premier en français, parce que c’est la langue des patrons, sinon tu passeras ta vie à leur essuyer le cul. » A l’un et l’autre, il rendra hommage, notamment avec un texte Ton nom est joie, qui deviendra un poème cinématographique, et une pièce, La vie imaginaire de l’éboueur Auguste Geai, en 1962.

A seize ans, Armand Gatti entre dans la Résistance. Dans le maquis de Berbeyrolle, il lit Gramsci, Rimbaud, Tchouang-Tseu, Rabbi Aboulafia et Michaux, son « maître ». Arrêté en 1942 par un soldat vichyste, il est livré à la Gestapo qui, à Tulle, le torture en lui écrasant les mains, mais il répond en récitant des poèmes. « Les mots, c’est la résistance », clame-t-il depuis. Il échappera d’extrême justesse à la mort et participera, en déportation, à la construction d’une cité sous la Baltique. C’est là qu’il découvre le courage de trois rabbins, qui jouent en secret devant leurs camarades détenus : « Ils m’ont appris que la mort pouvait être sublimée. Ils s’adressaient à l’âme, ils transcendaient l’horreur. J’ai compris que le théâtre était plus fort que le camp, que c’était un espace de vie. »

Il s’évade, prend part à la bataille de France et de Hollande. De son premier film, L’Enclos, qu’il réalise en 1961, à sa pièce L’inconnu n° 5 du fossé des fusillés du pentagone d’Arras, présentée à Sarcelles en 1997, il ne cessera de dire le présent de la Résistance et de l’univers concentrationnaire. « L’inconnu numéro 5 », c’est le philosophe et logicien Jean Cavaillès, fondateur du réseau Cahors, fusillé par les nazis en 1944, et qu’Armand Gatti aime citer : « On ne combat pas pour être libre, mais parce qu’on l’est déjà. »

Après la Libération, il sera journaliste. Au Guatemala, il partage la vie d’un groupe de maquisards jusqu’à ce que l’armée assassine Felipe, son accompagnateur qui l’exhortait « à faire exister ses mots ». Ce reportage marquera la fin du journalisme et le début du théâtre. Et, désormais, le Guatemala ne le quittera plus : du Crapeau-buffle (que monte Jean Vilar au TNP en 1959), jusqu’au Premier voyage en langue maya en 1998... « J’ai décidé de me faire l’écho des paroles de Felipe, lance-t-il. Chez les Mayas, j’ai trouvé une vérité qui explique cinq siècles de résistance. Ils nous parlent d’aujourd’hui. Trois mille ans, au théâtre, ce n’est rien. »

Sa rencontre avec Mao Tsé-Toung, le dirigeant de la révolution chinoise, en 1956, finira d’influencer la forme de son théâtre. Mao lui dit que, pour qu’une représentation soit réussie, il suffit de répondre à la question : « Qui s’adresse à qui ? » « ça m’a paru le coeur de la création. Depuis, je fais du théâtre selon Mao Tsé-Toung. »

Depuis... il y eut une quarantaine de pièces de théâtre et des films (2). Dans les années 1960, celui que le général de Gaulle qualifiait de « poète surchauffé » en ordonnant à André Malraux d’interdire La Passion du général Franco, fit les beaux jours des centres dramatiques. Puis ce fut un travail incessant, en France et à l’étranger, au nom de tous ceux qui sont bafoués par la société, un théâtre épique, déroutant, éclaté, inspiré. Créations véritablement populaires aux antipodes du théâtre classique, mêlant politique, science et philosophie, sans être dénuée d’humour.

C’est dans la Seine-Saint-Denis, où s’est « arrêtée » La parole errante (3) dans les années 1980, que se concentrent aujourd’hui ses projets, en un lieu qu’il qualifie d’« université du pauvre » pour tous ceux « qui ont une culture à inventer ».

L’Internationale, qui se construira autour d’un fait tragique de la guerre d’Espagne, est l’un d’entre eux.

« La guerre d’Espagne, s’enflamme Armand Gatti, c’est le haut lieu de la bataille du siècle. Le moment fort se situe sur la rivière Jarama, quand les médias, en l’occurrence les chants, ont été utilisés comme armes contre l’ennemi... Un jour, les brigadistes entendent L’Internationale. Ils sont étonnés, mais, pour eux, ce ne peut être que les leurs qui sont de l’autre côté, les franquistes entonnant des cantiques différents. Donc, ils se précipitent vers le bataillon qui arrive : c’est l’accolade, et leur mort. Les troupes maures, des franquistes, leur ayant tendu un piège. »

A Montréal, en 1987, cet épisode donna une pièce : Le Passage des oiseaux dans le ciel. Mais, Gatti élabore L’Internationale en tenant compte des nouveaux participants. « Je remets toujours en question ce qui a été fait un jour, en fonction des gens, commente- t-il. Le rapport au personnage dépend du milieu auquel on appartient et des expériences qu’on a vécues, surtout pour moi qui travaille avec des laissés-pour-compte : immigrés, prisonniers, chômeurs, gens isolés, illettrés... »

Des quarante personnes qui s’investiront sur ce travail, une vingtaine seront des étudiants, en vertu de la collaboration avec l’université Paris-VIII-Saint-Denis. Se joindront à eux une vingtaine d’autres recrutées par La Parole errante : « La participation est sur la base du volontariat, c’est essentiel. Il faut avoir envie, être motivé. » Mais qu’on ne s’y trompe pas, il ne s’agit pas, pour celui qui martèle que « les mots sont des armes », de « gérer la misère ».

Gatti n’est pas un assistant social. « La seule chose qui m’intéresse, c’est l’écriture. Et, derrière cette écriture : le goût de l’effort. Le langage et les préoccupations artistiques motivent beaucoup plus l’expérience que la solution d’un problème social quel qu’il soit. » Et pour éviter tout malentendu, il précise : « Ce que nous cherchons, ce n’est pas le social, c’est la révolution. La vraie révolution est celle du verbe. Je mets la barre très haut pour arracher mes frères au langage misérable auquel ils sont condamnés par la société. La maîtrise des mots est subversion et insolence. »

Une passion pour les vaincus

A toutes les personnes qui interviendront dans L’Internationale, il demandera « Qui êtes-vous ? A qui vous adressez-vous ? » « Et, comme toujours, j’exigerai d’eux qu’ils jouent le jeu, qu’ils descendent en eux-mêmes et témoignent ensuite devant le groupe, devant une caméra, publiquement. C’est d’autant plus important que beaucoup sont des vaincus du langage. A l’école, dans les médias, dans leur famille, partout ils sont écrasés. A chacun, je dis : "Au plus bas que tu te trouves, tu es quelqu’un, et il n’y a que par le langage que tu peux le savoir." Par cet exercice, ils ne sont plus d’éternelles victimes, exploitées et exilées. Sans écriture, pas de culture, pas de dignité. Mon but est de les amener à l’écriture. »

Les vaincus sont la passion de Gatti, et si le groupe est le moyen de l’incarner, c’est certes parce que, sans groupe, il n’est point de solidarité et qu’il est la structure fédérant cultures et confessions différentes en une même aventure, mais c’est aussi parce qu’à ses yeux, le théâtre de caractère a vécu.

« Pour moi, il n’y a plus de personnage psychologique. Ce qui importe, c’est la traversée des langages, le groupe comme grammaire. La psychologie, c’est rétrograde, retardataire et illusoire. » Ses mains balaient l’air, il complète avec force : « Le sens vient du groupe. En chinois, c’est de lui que les signes tirent leur signification. Par exemple, les signes de feu ou d’eau ont un sens différent selon les mots qui les entourent. » Puis, après un temps : « Pour les Mayas, l’individu n’est qu’un élément parmi d’autres, comme la terre, le soleil, la pluie ; il est complémentaire, il fait partie d’un tout avec lequel il doit être en accord. A tous mes loulous, j’essaie d’insuffler l’énergie de trouver l’ouverture vers de nouveaux horizons, de risquer quelque chose d’eux-mêmes et de s’imaginer dans un tout dont ils seront fiers. »

Ainsi, à partir de la parole des uns et des autres, Gatti, agile comme un loup noir, met en place une pièce faite des apports de tous et soucieuse de l’originalité de chacun. C’est toujours un travail rigoureux de plusieurs mois, un engagement total qui ne tolère aucun dilettantisme. Au fil des semaines, un édifice s’élève : « Faire du théâtre, c’est construire une cathédrale », dit-il. L’esprit n’est pas le seul à être convoqué, le corps l’est également, les participants étant initiés au kung-fu : « D’abord, parce qu’il oblige à combattre la misère physique et à retrouver des positions de dignité, à se réconcilier avec le corps, puis parce qu’il permet de travailler les signes. »

Ainsi, en juin ou juillet 2001 auront lieu, à Saint-Denis, deux ou trois représentations de L’Internationale. « Il n’y en a jamais plus, commente Jean-Jacques Hocquard, l’administrateur de La Parole errante, après ce serait de l’exploitation. Ce n’est pas le spectacle qui compte, c’est le trajet et ce que chacun devient, c’est le rapport solidaire avec un ensemble. » Et ce prophète laïque qu’est Gatti de poursuivre : « L’essentiel, c’est l’épreuve et la libération, la réconciliation avec soi-même et les autres. Les représentations sont destinées à des témoins : les magistrats qui ont jugé les délinquants, les policiers qui les ont arrêtés, les personnes susceptibles de fournir un travail, les parents... C’est ce pourquoi il y en a peu. Nous ne fabriquons pas un produit et ne proposons à personne d’entrer dans le monde du théâtre, mais de s’armer pour refuser la soumission à la fatalité. Après, chacun retrouve la vie. »

Un tel ouvrage suffirait à remplir les journées de la plupart des compagnies théâtrales. Ce n’est pas le cas de La Parole errante, qui multiplie les projets parallèles et complémentaires.

Ainsi, outre la collaboration avec l’Association française d’astronomie qui entre dans une phase déterminante, depuis le début de l’an 2000 a commencé la réhabilitation du hangar dans lequel travaillait Georges Méliès - La Parole errante se trouve là où l’auteur de plus de cinq cents films avait son fameux studio. Des élèves de l’école d’architecture de Paris-La Villette ont élaboré les plans, et des jeunes de centres d’apprentissage et de lycées techniques et professionnels travaillent à la réalisation. L’ambition est que ce hangar, issu de la rencontre des savoirs intellectuel et manuel, devienne un « lieu de référence pour la communauté », où l’on viendra apprendre et comprendre « pour mieux transformer le monde ». Il sera inauguré fin 2001 par une pièce que Gatti prépare déjà : Gramsci conçu comme un voyage interstellaire  (4).

Assis à son bureau, Armand Gatti - qui, dans le maquis, lisait « Gramsci aux arbres » - aime à regarder l’arbre planté à l’époque de la Commune (1870) et pour lequel il s’est battu : un platane qu’on aperçoit dans le Voyage dans la lune (5).

« Est vivant ce qui résiste », répète-t-il souvent en serrant les poings et le regard tourné autant vers l’arbre de Méliès que vers ses amis, tous ces « Felipe » qui, même disparus, ne l’ont jamais quitté.

Philippe Lafosse.
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(1) cf. Le Monde diplomatique, février 1992.

(2) La plupart des pièces d’Armand Gatti sont publiées aux Editions Verdier, Paris. Des cassettes rendant compte du travail sont également disponibles.

(3) La parole errante : La Maison de l’Arbre, 9, rue François-Debergue, 93100 Montreuil-sous-Bois. Tél. : 01-48-70-00-76.

(4) Antonio Gramsci (1891-1937) : théoricien marxiste et homme politique italien, un des fondateurs du Parti communiste italien, philosophe de la praxis. Il passa les neuf dernières années de sa vie en prison, sous le fascisme mussolinien.

(5) Film de Georges Méliès, 1902.



 


LE MONDE DIPLOMATIQUE | février 2001 | Page 26
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