Louis
Aragon
Qu'est-ce
que l'art, Jean-Luc Godard ?
Qu'est-ce
que l'art ? Je suis aux prises de cette interrogation depuis que j'ai vu le Pierrot
le fou de Jean-Luc Godard, où le Sphinx Belmondo pose à un producer américain
la question : Qu'est-ce que le cinéma. Il y a une chose dont je suis sûr,
aussi, puis-je commencer tout ceci devant moi qui m'effraye par une assertion,
au moins, comme un pilotis solide au milieu des marais : c'est que l'art
d'aujourd'hui c'est Jean-Luc Godard.
C'est peut-être
pourquoi ses films, et particulièrement ce film, soulèvent l'injure et le
mépris, et l'on se permet avec eux ce qu'on oserait jamais dire d'une
production commerciale courante, on se permet avec leur auteur les mots qui
dépassent la critique, on s'en prend à l'homme.
L'Américain,
dans Pierrot, dit du cinéma ce qu'il pourrait dire de la guerre du Vietnam, ou plus
généralement de la guerre. Et cela sonne drôlement dans le contexte -
l'extraordinaire moment du film où Belmondo et Anna Karina, pour faire leur
matérielle, jouent devant une couple d'Américains et leurs matelots, quelque
part sur
Je ne
vais pas vous le raconter, comme tout le monde, ceci n'est pas un compte rendu.
D'ailleurs ce film défie le compte rendu. Allez compter les petits sous d'un
milliard ! Qu'est-ce que j'aurais dit, moi, si Belmondo ou Godard, m'avait
demandé : Qu'est-ce que le cinéma ? J'aurais pris autrement la chose, par les
personnes. Le cinéma, pour moi, cela a été d'abord Charlot, puis Renoir, Buñuel,
et c'est aujourd'hui Godard. Voilà, c'est simple.
On me
dira que j'oublie Eisenstein et Antonioni. Vous vous trompez : je ne les oublie
pas. Ni quelques autres. Mais ma question n'est pas du cinéma : elle est de
l'art. Alors il faudrait répondre de même, d'un autre art, un art avec un
autre, un long passé, pour le résumer à ce qu'il est devenu pour nous : je veux
dire dans les temps modernes, un art moderne, la peinture par exemple. Pour le
résumer par les personnes.
La
peinture au sens moderne, commence avec Géricault, Delacroix, Courbet, Manet.
Puis son nom est multitude. A cause de ceux-là, à partir d'eux, contre eux,
au-delà d'eux. Une floraison comme on n'en avait pas vue depuis l'Italie de
Je ne
parlerai pas des critiques. Qu'ils se déshonorent tout seuls ! Je ne vais pas
les contredire. Il y en a pourtant qui ont été pris par la grandeur : Yvonne
Baby, Chazal, Chapier, Cournot... Tout de même, je ne peux pas laisser passer
comme ça l'extraordinaire article de Michel Cournot : non pas tant pour ce qu'il
dit, un peu trop uniquement halluciné des reflets de la vie personnelle dans le
film parce qu'il est comme tous, intoxiqué du cinéma-vérité, et que moi je
tiens pour le cinéma-mensonge. Mais, du moins, à la bonne heure ! voilà un
homme qui perd pied quand il aime quelque chose. Et puis il sait écrire,
excusez-moi, mais s'il n'en reste qu'un, à moi, ça m'importe. J'aime le
langage, le merveilleux langage, le délire du langage : rien n'est plus rare
que le langage de la passion, dans ce monde où nous vivons avec la peur d'être
pris sans verd, qui remonte, faut croire, à la sortie de l'Eden, quand Adam et
Eve s'aperçoivent nus avant l'invention de la feuille de vigne.
Qu'est-ce
que je raconte ? Ah ! oui j'aime le langage et c'est pour ça que j'aime Godard
qui est tout langage. Non, ce n'est pas ça que je disais : je disais qu'on
l'accueille comme Delacroix. Au salon de 1827, ce qui vaut bien Venise, Eugène,
il avait accroché La mort de Sardanapale, qu'il appelait son Massacre n° 2 car
c'était un peintre de massacres, et non un peintre de batailles, lui aussi. Il avait
eu, dit-il, de nombreuses tribulations avec MM les très durs membres du jury.
Quand il la voit au mur (ma croûte est placée le mieux du monde), à côté des
tableaux des autres, cela lui fait, dit-il, l'effet d'une première
représentation où tout le monde sifflerait. Cela avant que ça ait commencé. Un
mois plus tard, il écrit à son ami Soulier : Je suis ennuyé de tout ce Salon.
Ils finiront par me persuader que j'ai fait un véritable fiasco ! Cependant, je
n'en suis pas encore convaincu. Les uns disent que c'est une chute complète que
La mort de Sardanapale est celle des romantiques, puisque romantiques il y a ; les
autres comme ça, que je suis inganno, mais qu'ils aimeraient mieux se tromper
ainsi, que d'avoir raison comme mille autres qui ont raison si on veut et qui
sont damnables au nom de l'âme et de l'imagination. Donc je dis que ce sont
tous des imbéciles, que ce tableau a des qualités et des défauts, et que s'il y
a des choses que je désirerais mieux, il y en a pas mal d'autres que je
m'estime heureux d'avoir faites et que je leur souhaite. Le Globe, c'est-à-dire
M. Vitet, dit que quand un soldat imprudent tire sur ses amis comme sur ses ennemis,
il faut le mettre hors les rangs. Il engage ce qu'il appelle la jeune Ecole à renoncer
à toute alliance avec une perfide dépendance. Tant il y a que ceux qui me
volent et vivent de ma substance crieraient haro plus fort que les autres. Tout
cela fait pitié et ne mérite pas qu'on s'y arrête un moment qu'en ce que cela
va droit à compromettre les intérêts tout matériels, c'est-à-dire the cash
(l'argent)...
Rien ni
le franglais n'a beaucoup changé depuis cent trente-huit ans. Il se trouve que j'avais
été revoir La mort de Sardanapale il y a peu de temps. Quel tableau que ce "massacre"
! Personnellement, je le préfère de beaucoup à La liberté sur les barricades
dont on me casse les pieds. Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Il s'agit
de ce que l'art de Delacroix ici ressemble à l'art de Godard dans Pierrot le
fou. Ca ne vous saute pas aux yeux ? Je parle pour ceux qui ont vu le film.
Cela ne leur saute pas aux yeux.
Pendant
que j'assistais à la projection de Pierrot, j'avais oublié ce qu'il faut,
paraît-il dire et penser de Godard. Qu'il a des tics, qu'il cite celui-ci et
celui-ci là, qu'il nous
fait la
leçon, qu'il se croit ceci ou cela... enfin qu'il est insupportable, bavard, moralisateur
(ou immoralisateur) : je ne voyais qu'une chose, une seule, et c'est que c'était
beau. D'une beauté surhumaine. Physique jusque dans l'âme et l'imagination. Ce
qu'on voit pendant deux heures est de cette beauté qui se suffit mal du mot
beauté pour se définir : il faudrait dire de ce défilé d'images qu'il est,
qu'elles sont simplement sublimes. Mais le lecteur d'aujourd'hui supporte mal
le superlatif. Tant pis. je pense de ce film qu'il est d'une beauté sublime.
C'est un mot qu'on emploie plus que pour les actrices et encore dans le langage
des coulisses. Tant pis. Constamment d'une beauté sublime. Remarquez que je
déteste les adjectifs.
C'est
donc comme Sardanapale, un film en couleur. Au grand écran. Qui se distingue de
tous les films en couleur par ce fait que l'emploi d'un moyen chez Godard a
toujours un but, et comporte presque constamment sa critique. Il ne s'agit pas
seulement du fait que c'est bien photographié, que les couleurs sont belles...
C'est très bien photographié, les couleurs sont très belles. Il s'agit d'autre
chose. Les couleurs sont celles du monde tel qu'il est, comment est-ce dit ? Il
faudrait avoir bien retenu : Comme la vie est affreuse ! mais elle est toujours
belle. Si c'est avec d'autres mots, cela revient au même.
Mais
Godard ne se suffit pas du monde tel qu'il est : par exemple, soudain, la vue
est monochrome, toute rouge ou toute bleue comme pendant cette soirée mondaine,
au début, qui est probablement le point de départ de l'irritation pour une
certaine critique (ça me rappelle cette soirée aux Champs Elysées, à la
première d'un ballet d'Elsa, musique de Jean Rivier, chorégraphie de Boris Kochno,
décors de Brassaï, le réparateur de radios, avec le déchaînement de la salle,
les sifflets à roulettes parce que l'on voyait danser les gens du monde dans
une boîte de nuit, et qu'est-ce que vous voulez tout de suite, Tout Paris se
sentait visé ! Pendant cette soirée-ci, le renoncement au polychromisme sans
retour au blanc et noir signifie la réflexion de J.L. Godard en même temps sur
le monde où il introduit Belmondo et sa réflexion technique sur ses moyens
d'expression.
D'autant
que cela est presque immédiatement suivi d'un effet de couleur qui s'enchaîne
sur une sorte de feu d'artifice, des éclatements de lumière qui vont se
poursuivre sans justification possible dans le Paris nocturne où s'enflamme la
passion du héros pour Anna Karina, sous la forme arbitraire de pastilles, de lunes
colorées qui traversent en pluie le pare-brise de leur voiture, qui grêlent
leur visage et leur vie d'un arbitraire comme un démenti au monde, comme
l'entrée de l'arbitraire délibéré dans leur vie. La couleur, pour J. L. G, ça
ne peut pas n'être que la possibilité de nous faire savoir si une fille a les
yeux bleus ou de situer un monsieur par sa Légion d'honneur. Forcément, un film
de lui qui a les possibilités de la couleur va nous montrer quelque chose qu'il
était impossible de faire voir avec le noir et blanc, une sorte de voix qui ne
peut retentir dans le muet de couleurs.
Dans la
palette de Delacroix, les rouges, vermillon, rouge de Venise et laque rouge de
Rome ou garance, jouant avec le blanc, le cobalt et le cadmium, est-ce de ma
part une sorte particulière de daltonisme ? éclipsent pour moi les autres
teintes, comme si celles-ci n'étaient mises là qu'afin d'être le fond de
ceux-là. Ou faut-il rappeler le mot du peintre à Philarète Chasles, touchant
Musset : C'est un poète qui n'a pas de couleur...etc. Moi, j'aime mieux les
plaies béantes et la couleur vive du sang... Cette phrase qui m'est toujours
restée me revenait naturellement à voir Pierrot le fou. Pas seulement pour le
sang.
Le rouge
y chante comme une obsession. Comme chez Renoir, dont une maison provençale
avec ses terrasses rappelle ici les Terrasses à Cagnes. Comme une dominante du
monde moderne. A tel point qu'à la sortie je ne voyais rien d'autre de Paris
que les rouges : disques de sens unique, Yeux multiples de l'on ne passe pas,
filles en pantalons de cochenille, boutiques garance, autos écarlates, minium
multiplié aux balcons des ravalements, carthame tendre des lèvres et des
paroles du film, il ne me restait dans la mémoire que cette phrase que Godard a
mise dans la bouche de Pierrot : Je ne peux pas voir le sang, mais qui, selon
Godard, est de Federico Garcia Lorca, où ? qu'importe, par exemple dans La
plainte pour la mort d'Ignacio Sanchez Mejias, je ne peux pas voir le sang, je
ne peux pas voir, je ne peux, je ne.
Tout le
film n'est que cet immense sanglot, de ne pouvoir, de ne pas supporter voir, et
de répandre, de devoir répandre le sang. Un sang garance, écarlate, vermillon,
carmin, que sais-je ? Le sang des Massacres de Scio, le sang de La mort de
Sardanapale, le sang de Juillet 1830, le sang de leurs enfants que vont
répandre les trois Médée furieuse, celle de 1838 et celles de 1859 et 1862,
tout le sang dont se barbouillent les lions et les tigres dans leurs combats
avec les chevaux... Jamais il n'a tant coulé de sang à l'écran, de sang rouge,
depuis le premier mort dans la chambre d'Anna-Marianne jusqu'au sien, jamais il
n'y a eu à l'écran de sang aussi voyant que celui de l'accident d'auto, du nain
tué avec des ciseaux et je ne sais plus, je ne peux pas voir le sang, Que ne
quiero verla ! Et ce n'est pas Lorca mais la radio qui annonce froidement cent
quinze maquisards tués au Vietnam... Là, c'est Marianne qui élève la voix :
C'est pénible, hein, ce que c'est anonyme... On dit cent quinze maquisards, et
ça n'évoque rien, alors que pourtant, chacun, c'étaient des hommes, et on ne
sait pas qui c'est : s'ils aiment une femme, s'ils ont des enfants, s'ils
aiment mieux aller au cinéma ou au théâtre. On ne sait rien. On dit juste cent
quinze tués. C'est comme la photographie, ça m'a toujours fasciné... Ce sang
qu'on ne voit pas, la couleur. On dirait que tout s'ordonne autour de cette
couleur, merveilleusement.
Car
personne ne sait mieux que Godard peindre l'ordre du désordre. Toujours. Dans
Les carabiniers, Vivre sa vie, Bande à part, ici. Le désordre de notre monde
est sa matière, à l'issue des villes modernes, luisantes de néon et de formica,
dans les quartiers suburbains ou les arrière-cours, ce que personne ne voit
jamais avec les yeux de l'art, les poutrelles tordues, les machines rouillées,
les déchets, les boîtes de conserves, des filins d'acier, tout ce bidonville de
notre vie sans quoi nous ne pourrions vivre, mais que nous nous arrangeons pour
ne pas voir.
Et de
cela comme de l'accident et du meurtre il fait la beauté. L'ordre de ce qui ne
peut en avoir, par définition. Et quand les amants jetés dans une confuse et
tragique aventure ont fait disparaître leurs traces, avec leur auto explosée
aux côtés d'une voiture accidentée, ils traversent
A
propos de
Ce
fleuve au moins, avec ses îlots et ses sables, j'ai pensé en le regardant que
c'est celui qui passe dans le paysage à l'arrière de
Toute
la nature de Pierrot le fou est ainsi vernie avec je ne sais quel copal de
1965, qui fait que c'est comme pour la première fois que nous la voyons. Le
certain est qu'il n'y a de précédent à
L'année
où Eugène Delacroix brusquement, part pour le Maroc traversant
Mais la
perversité du peintre n'est pas ici en question : dans Pierrot le fou c'est
Belmondo qui joue avec un perroquet. Je ne dis tout ceci que pour montrer
comment si je le voulais, moi aussi, je pourrais m'adonner au délire d'interprétation.
Et d'ailleurs, n'est-ce pas là réponse à la question d'où j'étais parti ? L'art,
c'est le délire d'interprétation de la vie.
Si je
voulais aussi, j'aborderais J. L. G. par le rivage des peintres pour chercher
origine à l'une des caractéristiques de son art dont on lui fait le plus
reproche. La citation, comme disent les critiques, les collages comme j'ai
proposé que cela s'appelle, et il m'a semblé voir, dans des interviews, que
Godard avait repris ce terme. Les peintres ont les premiers usés du collage au
sens où nous l'entendons, lui et moi, dès avant 1910 et leur emploi
systématique par Braque et Picasso : il y a, par exemple, Watteau dont
L'enseigne de Gersaint est un immense collage, où tous les tableaux au mur de
la boutique et le portrait de Louis XIV par Hyacinthe Rigaut qu'on met en
caisse sont cités comme on se plaît à dire.
Chez
Delacroix, il suffit d'un tableau de 1824, Milton et ses filles, pour trouver
"la citation" en tant que procédé d'expression. Il y avait quelque
provocation à prendre pour sujet de peinture un homme qui ne voit point afin de
nous montrer sa pensée : l'aveugle pâle est assis dans un fauteuil appuyant sa
main sur un tapis de table brodé, dont ses doigts palpent les couleurs devant
un pot de fleurs qui lui échappe.
Mais
au-dessous de ses deux filles assises sur des sièges bas, l'une prenant la
dictée du Paradise lost, la seconde tenant un instrument de musique qui s'est
tu, il y a une toile non encadrée au mur où l'on voit Adam et Eve fuyant le
paradis perdu devant le geste de l'Ange qui les chasse sans verd, nus et
honteux. C'est un collage destiné à nous apprendre l'invisible, la pensée de
l'homme aux yeux vides. Le procédé ne s'est pas perdu depuis.
Vous connaissez
ce tableau de Seurat, Les Poseuses, où dans l'atelier du peintre trois femmes déshabillées,
l'une à droite en train d'enlever des bas noirs, se trouvent à côté du grand tableau
de
Au
reste, s'il y a dans ce domaine une différence entre Pierrot et les autres
films de Godard, c'est dans ce qu'on ne manquera pas de considérer ici comme
une surenchère. Voilà plusieurs années que ce procédé est reproché à l'auteur
du Mépris et du Petit soldat comme une manie dont on attend qu'il se
débarrasse. Les critiques espèrent l'en décourager et sont tout près
d'applaudir un Godard qui simplement cesserait d'être Godard, et ferait des films
comme tout le monde. Ils n'y réussissent pas très bien à en juger par ce
film-ci. Si quelqu'un devait se décourager, c'est eux.
L'accroissement
du système des collages dans Pierrot le fou est tel qu'il y a des parties
entières (des chapitres, comme dit Godard), qui ne sont que collages. Ainsi
toute la réception mondaine du début. Eh bien, non. Ils continuent, ils ont
reconnu (parce que Belmondo tient l'Elie Faure de poche en main) que le texte
par quoi commence toute l'histoire, sur Velasquez, est d'Elie Faure. Ils n'ont
pas très bien compris pourquoi, plus tard, Pierrot lit la récente réimpression
des Pieds Nickelés. Dans une histoire où Belmondo brandit un livre de
Moi, je
me rigole, messieurs : quand j'étais enfant on ne me disait rien si on me
trouvait à lire Pierre Louys ou Charles-Henry Hirsch, mais ma mère m'interdisait
les Pieds Nickelés. Qu'est-ce qu'elle m'aurait passé, si elle m'avait pincé avec
l'Epatant, où ça paraissait ! Je ne sais pas de quoi ça a l'air pour les jeunes
blousons noirs, nos cadets, mais, pour les gens de ma génération qui n'ont pas
encore la mémoire tout à fait cartilagineuse la ressemblance entre les Pieds
Nickelés et les types de "l'organisation" dans le jeu compliqué de
laquelle est tombé Pierrot saute aux yeux : si bien que toute cette affaire,
quand Belmondo lit les Pieds Nickelés, prend un sens légèrement plus complexe
qu'il ne semble à première vue.
L'essentiel
n'est pas là : mais qu'il faut bien au bout du compte se faire à l'idée que les
collages ne sont pas des illustrations du film, qu'ils sont le film même.
Qu'ils sont la matière même de la peinture, qu'elle n'existerait pas en dehors
d'eux. Aussi tous ceux qui persistent à prendre la chose pour un truc
feront-ils mieux à l'avenir de changer de disque.
Vous
pouvez détester Godard, mais vous ne pouvez pas lui demander de pratiquer un
autre art que le sien, la flûte ou l'aquarelle. Il faut bien voir que Pierrot
qui ne s'appelle pas Pierrot, et qui hurle à Marianne : Je m'appelle Ferdinand
! se trouve juste à côté d'un Picasso qui montre le fils de l'artiste (Paulo
enfant) habillé en pierrot. Et en général, la multiplication des Picasso aux
murs ne tient pas à l'envie que J.L.G. pourrait avoir de se faire prendre pour
un connaisseur, quand on vend des Picasso aux Galeries Lafayette. L'un des
premiers portraits de Jacqueline, de profil, est là pour, un peu plus tard,
être montré la tête en bas parce que dans le monde et la cervelle de Pierrot
tout est upside down. Sans parler de la ressemblance des cheveux peints, et des
longues douces mèches d'Anna Karina. Et la hantise de Renoir (Marianne
s'appelle Marianne Renoir). Et les collages de publicité (il y a eu la
civilisation grecque, la civilisation romaine, maintenant nous avons la civilisation
du cul...), produits de beauté, sous-vêtements.
Ce
qu'on lui reproche surtout, à Godard, ce sont les collages parlés : tant pis
pour qui n'a pas senti dans Alphaville (qui n'est pas le film que je préfère de
cet auteur) l'humour de Pascal cité de la bouche d'Eddie Constantine devant le
robot en train de l'interroger. On lui reproche, au passage, de citer Céline.
Ici Guignol's band : s'il me fallait parler de Céline on n'en finirait plus. Je
préfère Pascal, sans doute, et je ne peux pas oublier ce qu'est devenu l'auteur
du Voyage au bout de la nuit, certes. N'empêche que Le voyage, quand il a paru,
c'était un fichument beau livre et que les générations ultérieures s'y perdent,
nous considèrent comme injustes, stupides, partisans. Et nous sommes tout çà.
Ce sont les malentendus des pères et des fils. Vous ne les dénouerez pas par
des commandements : " Mon jeune Godard, il vous est interdit de citer
Céline !". Alors, il le cite, cette idée.
Pour ma
part, je suis très fier d'être cité (collé) par l'auteur de Pierrot avec une constance
qui n'est pas moins remarquable que celle qu'il apporte à vous flanquer Céline
au nez. Pas moins remarquable, mais beaucoup moins remarquée par MM les
critiques, ou parce qu'ils ne m'ont pas lu, ou parce que ça les agace autant
qu'avec Céline, mais n'ont pas avec moi les arguments que Céline leur donne,
alors il ne reste que l'irritation, et le passé sous silence, l'irritation pire
d'être muette. Dans Pierrot le fou un grand bout de
Quand Baudelaire
eut dans Les phares collé un Delacroix, Lac de sang hanté des mauvais anges...,
le vieux Delacroix lui écrivit : Mille remerciements de votre bonne opinion :
je vous en dois beaucoup pour les Fleurs du Mal : je vous en ai déjà parlé en
l'air, mais cela mérite toute autre chose... Quand, au Salon de 1859, la
critique exécute Delacroix c'est Baudelaire qui répond pour lui, et le peintre
écrit au poète : Ayant eu le bonheur de vous plaire, je me console de leurs
réprimandes. Vous me traitez comme on ne traite que les grands morts. Vous me
faîtes rougir tout en me plaisant beaucoup : nous sommes faits comme cela...
Je ne
sais pas trop pourquoi je cite, je colle cela dans cet article : tout est à la renverse,
sauf que oui, dans cette petite salle confidentielle, noire, où il n'y avait qu'Elsa,
quand j'ai entendu ces mots connus, pas dès le premier reconnus, j'ai rougi
dans l'ombre. Mais ce n'est pas moi qui ressemble à Delacroix. C'est l'autre.
Cet enfant de génie. Voyez-vous, tout recommence. Ce qui est nouveau, ce qui
est grand, ce qui est sublime attire toujours l'insulte, le mépris, l'outrage.
Cela est plus intolérable pour le vieillard. A soixante et un ans, Delacroix a
connu l'affront, le pire de ceux qui distribuent la gloire. Quel âge a-t-il,
Godard ? Et même si la partie était perdue, la partie est gagnée, il peut m'en
croire.
Comme
j'écrivais cet article, il m'est arrivé un livre d'un inconnu. Il s'appelle
Georges Fouchard, et son roman, De seigle et d'étoiles ce qui est un titre
singulier. Je l'ai lu d'une lampée. Je ne sais pas s'il est objectivement un
beau livre. Il m'a touché, d'une façon bizarre qui avait trait à Delacroix. On
sait de celui-ci, que tous les ans, avec deux amis (J.B. Pierret et Felix
Guillemardet), depuis 1818, il fêtait, à tour de rôle chez l'un chez l'autre,
Or,
dans De seigle et d'étoiles, le roman tourne autour de trois amis, Bouju,
Gerlier et Frédéric, qui ont formé une sorte de groupe à trois, Mach 3, qu'ils
l'appellent. Le roman, c'est ce que cela devient et ce que cela ne devient pas.
Tout recommence, je vous dis. L'anecdote varie, et c'est tout. Votre jeunesse,
jeunes gens, c'est toujours la mienne. Et Bouju écrira, presque pour finir,
cette lettre, ce désespoir de lettre, parce qu'après tout Mach 3 c'est
simplement trois pauvres types inadaptés. Drôle ce chiffre trois, pour Delacroix,
pour moi. Et Bouju écrit tout de même, sans doute pour optimiser, comme il
dit... quel âge a-t-il, Bouju, à cette minute là ? Et Fouchard lui, il a
trente-cinq ans quand paraît son premier roman, comme dit le prière d'insérer.
J'insère. Mais Bouju qui s'intitule le braillard de l'Anti-Système dit encore :
Vingt, vingt-cinq bouquins, nous écrirons si c'est nécessaire pour réveiller ce
petit déclic qui marque des soubresauts dans les foules de tous les pays. Si
vous ne comprenez pas, allez donc faire de la bicyclette, ça vous fera les
mollets...
Quel
rapport, ceci qui vient après une sorte de bilan de la destinée d'un Rimbaud,
quel rapport cela a-t-il avec Pierrot le fou, avec Godard ? Combien y-a-t-il
déjà de films de Godard ? Nous sommes tous des Pierrot le fou, d'une façon ou
de l'autre, des Pierrot qui se sont mis sur la voie ferrée, attendant le train
qui va les écraser puis qui sont partis à la dernière seconde, qui ont continué
à vivre. Quelles que soient les péripéties de notre existence, que cela se
ressemble ou non, Pierrot se fera sauter, lui, mais à la dernière seconde il ne
voulait plus. Voyez-vous tout cela que je dis paraît de bric et de broc : et ce
roman qui s'amène là-dedans comme une fleur... Si j'en avais le temps, je vous expliquerais.
Je n'en ai pas le temps. Ni le goût d'optimiser. Mais pourtant, peut-être, pourrais-je
encore vous dire que tant pis pour ce qu'on était et ce qu'on est devenu, seulement
le temps passe, un jour on rencontre un Godard, une autre fois un Fouchard.
Pour la mauvaise rime. Et voilà que cela se ressemble, que cela se ressemble terriblement,
que cela recommence, même pour rien, même pour rien. Rien n'est fini, d'autres
vont refaire la même route, le millésime seul change, ce que cela se
ressemble...
Je
voulais parler de l'art. Et je ne parle que de la vie.
Louis Aragon