Chère Madame Jacqueline Hirsch,

chère famille, chers amis de Pierre Hirsch,


Bouleversé par le départ brutal de Pierre Hirsch, j'aurais préféré, chère Madame, ne pas avoir à prononcer, à votre demande, quelques mots à la mémoire de votre mari. C'est avec beaucoup d'émotion que je veux essayer d'évoquer sa personnalité et rendre hommage à son rôle exceptionnel.

Confronté à cette lourde tâche, je m'inspire d'un article de Pierre Hirsch lui-même. En 1964, à la mort d'André Corswant, il écrivait: "Dans le désarroi où me plonge la mort d'un ami d'enfance, je cherche à me représenter son itinéraire intellectuel". Pierre Hirsch n'appréciait guère ce qu'il appelait "les froides notices nécrologiques" qui, "par scrupule mal placé de décence", taisent les divergences et les difficultés. Et il terminait ainsi son article: "Maintenant qu'à jamais s'est éteinte cette brillante intelligence", [il faut dire qu'un] "homme de cette envergure ne se remplace pas."

Quel était donc l'itinéraire de Pierre Hirsch ?

Né en 1913 dans une famille de fabricants d'horlogerie victimes à leur manière des crises de l'entre-deux-guerres, il sera marqué par les difficultés de cette époque angoissante et restera toujours très attaché à sa ville natale de La Chaux-de-Fonds qu'il ne quitta que pendant quelques années. Attiré très jeune par la lecture et la politique, il commence à lire notamment le quotidien socialiste "La Sentinelle" vers 1931. Il participe aux activités de la turbulente Jeunesse socialiste. Il s'intéresse aux grands débats qui animent et divisent la gauche européenne. Militant, il garde une certaine distance critique face à la social-démocratie et face au communisme. Notamment lors des procès de Moscou, son hostilité au stalinisme brouille ses relations avec certains camarades de lutte. En effet, dès l'automne 1934, Pierre Hirsch est un des animateurs les plus en vue du Front Antifasciste fondé à La Chaux-de-Fonds, ce qui lui vaut d'une part des injures antisémites de l'extrême-droite nationaliste, d'autre part les premières inscriptions dans les fichiers de la police politique.

Au Gymnase, le professeur et écrivain Jean-Paul Zimmermann exerce une "influence capitale" pour reprendre les termes souvent utilisés par Pierre Hirsch. Attiré par la psychiatrie, Pierre Hirsch choisit finalement, après son baccalauréat en 1932, d'entamer des études de lettres. Ses origines et ses opinions personnelles l'incitent à éviter l'esprit étroit et l'ambiance maurrassienne qui imprègne l'Université de Neuchâtel. C'est donc à Genève qu'il fera ses études supérieures où il continuera à se passionner pour les débats politiques qui y prennent même une dimension dramatique: en novembre 1932, l'armée tire sur les antifascistes et tue 13 personnes. Dans le canton de Neuchâtel, le Front Antifasciste, animé notamment par Paul-Henri Jeanneret, André Corswant et Pierre Hirsch, dresse un barrage efficace contre l'extrême-droite.


La lutte contre le fascisme, c'est aussi la lutte pour la paix. Le mouvement pacifiste fut l'une des grandes motivations de Pierre Hirsch, ce qui l'entraîne aussi dans des débats sur la politique face aux Etats étrangers. En 1938, les intellectuels antifascistes se divisent entre les pacifistes absolus et les partisans de l'Espagne républicaine. Pierre Hirsch hésite beaucoup devant cette scission et finalement cotise aux deux tendances. Plus de 50 ans plus tard, il souriait devant sa difficulté à choisir et me disait "J'en suis toujours là!", à peser le pour et le contre.


Jeune licencié ès lettres, il doit partir en Egypte pour pouvoir travailler comme enseignant de 1936 à 1939. C'est au Caire que vous vous êtes mariés civilement. En Egypte, vous avez aussi observé de près la pauvreté et les difficultés d'existence des peuples des pays sous-développés. L'Egypte, et l'Inde pour d'autres raisons, feront désormais partie des préoccupations et des réflexions de Pierre Hirsch.


Il revient en 1939 à La Chaux-de-Fonds nommé par la Commission scolaire présidée par le dirigeant socialiste Paul Graber, ce qui motive un article d'un journal de droite dénonçant la "dictature socialiste", alors que le Conseil d'Etat se contente de "prendre note" de cette nomination. Ce refus de ratifier cette décision faisait sourire Pierre Hirsch qui me la rappelait il y a peu de temps encore.


Pendant plus de 30 ans, Pierre Hirsch va enseigner à La Chaux-de-Fonds et exercer ainsi une influence sur des générations d'élèves. Personnellement, je n'ai pas eu le privilège de suivre ses cours. D'après plusieurs conversations, je crois pouvoir dire que les contacts avec les élèves lui permettaient d'éprouver la complexité des problèmes sociaux et humains. Il valorisait plus l'analyse que l'affirmation, la recherche plutôt que la certitude, l'originalité plus que le conformisme. Il a cherché à faire partager son amour de la littérature, en particulier d'auteurs tels que Rousseau, Mallarmé ou Joyce qu'il aimait lire et relire sans cesse, car il pouvait toujours y trouver de nouvelles significations, de nouvelles interprétations.



Pierre Hirsch se présentait volontiers comme un "lecteur fanatique". La littérature n'épuisait pas sa soif de lecture. Il se passionnait pour les questions politiques internationales; il lisait la presse suisse et étrangère, en particulier des journaux de la gauche du Parti travailliste britannique et des socialistes français. De plus, la lecture du quotidien parisien "Le Monde" l'a occupé jusqu'à ses derniers jours.


Ces innombrables lectures étaient liées d'une part à ses activités politiques et d'autre part à ses travaux à la Bibliothèque de la Ville de La Chaux-de-Fonds.

1) N'ayant d'abord adhéré ni au Parti socialiste ni au POP, Pierre Hirsch participe à de nombreuses activités notamment à la fin des années 1950 et au début des années 1960 dans la lutte contre l'armement nucléaire.

Il jouera un rôle primordial dans la fondation en 1958 de la Nouvelle Gauche Socialiste. Après le Front Antifasciste, c'est dans cette organisation qu'il s'est senti le plus à l'aise au cours de sa vie politique.

Elu au Conseil général, puis au Grand Conseil, après la dissolution de la Nouvelle Gauche en 1963, il adhère au Parti socialiste neuchâtelois et siège au Grand Conseil jusqu'en 1971. Il se considérait lui-même plus comme un militant que comme un homme politique. Il affirmait qu'il aurait eu trop de scrupules et d'hésitations pour être un bon gestionnaire capable d'imposer des décisions rapides. Ce n'était pas un homme de pouvoir, d'administration, d'ordre. Il disait être "tout content" quand un camarade acceptait de monter à la tribune pour soutenir une proposition qu'ils avaient élaborée ensemble.


2) Dès 1965, la Bibliothèque de la Ville de la Chaux-de-Fonds devient un second lieu de travail, en particulier pour le classement des archives.

C'est d'abord le Fonds Privat qui est organisé "sous la direction passionnée et sagace de Pierre Hirsch" comme l'écrit en 1968 le directeur de l'époque.

Trois activités vont être particulièrement développées dans le cadre de la Bibliothèque.

a) Récolter les archives de personnalités:

- D'abord celles d'Edmond Privat. C'est une ouverture sur les domaines de l'espéranto, de Gandhi, de Romain Rolland...

- puis, les archives de Jules Humbert-Droz: son ami Jules et sa femme Jenny ont classé et déposé leurs archives si précieuses à la Bibliothèque. Pierre Hirsch a aidé Jenny à publier les deux derniers tomes des Mémoires de Jules. On vient de loin pour consulter les archives de Jules Humbert-Droz dont le centenaire a été célébré en 1991. Pierre Hirsch a alors rédigé des textes et collaboré à l'exposition.

Il faudrait aussi parler des Fonds Jean-Paul Zimmermann, Albert Béguin, Paul Pettavel et d'autres.

Pierre Hirsch a ainsi contribué à façonner le profil de la Bibliothèque de la Ville de la Chaux-de-Fonds comme institution de lecture publique et de documentation spécialisée.


b) Stimuler les recherches:

Pour les chercheurs d'ici et d'ailleurs, Pierre Hirsch manifestait une "disponibilité extraordinaire" pour reprendre les termes d'une collègue historienne qui vient de publier sa thèse de doctorat basée sur les archives du Fonds Jules Humbert-Droz.

Il faudrait de lourdes techniques informatiques pour égaler la capacité de Pierre Hirsch à signaler tel ou tel article, à indiquer telle référence précise, à trouver la citation qui convient. Combien de fois, au cours d'une conversation, ne l'a-t-on pas entendu évoquer une publication ou une personnalité? Il avait une manière unique de lever ainsi le rideau sur des espaces culturels insoupçonnés ou peu connus. Mais ce qu'aucun ordinateur ne pourra apporter, c'est la chaleur humaine avec laquelle Pierre Hirsch savait transmettre ses connaissances.

Ce serait une tâche redoutable pour un bibliothécaire que de dresser l'inventaire des articles, des thèses, des livres qu'il a inspirés et guidés. On serait étonné par la variété des thèmes abordés par celles et ceux qui ont eu la chance et l'honneur de travailler avec lui: on sait qu'il s'est vivement intéressé aux organisations socialistes, communistes, pacifistes ou antifascistes. Mais il a aussi contribué à l'achèvement de nombreuses publications de critique littéraire, d'analyse musicale et dans d'autres sciences humaines.

Sans faire lui-même une carrière universitaire, il a été plus qu'utile à de nombreux universitaires.

Grâce à lui, les vieilles paperasses devenaient moins arides et perdaient un peu de leur poussière.


c) Faire rayonner le contenu de ces archives.

Pierre Hirsch a donné de nombreuses conférences passionnantes, a organisé plusieurs expositions et a participé à des émissions de radio. Il a ainsi contribué au rayonnement de La Chaux-de-Fonds, au-delà des frontières cantonales.

Pierre Hirsch inspire le respect plus qu'il ne l'impose. Il laisse à ses nombreux admirateurs un grand regret: c'est qu'il n'ait pas publié davantage. Certes la liste de ses articles est abondante et concerne les sujets les plus variés: de Rousseau à André Gide, de Lamartine à Gandhi, de l'anarchisme jurassien au pacifisme de Romain Rolland. Mais il savait tant de choses, il avait élaboré tant d'analyses que l'on doit amèrement regretter que seule une petite partie de ses brillantes déclarations ne se retrouve sur le papier. Ses exigences intellectuelles, son goût de la précision, sa maîtrise si attentive de la langue française ont, d'une certaine manière, contribué à lui rendre l'écriture difficile.

Avec Caroline Neeser et Françoise Frey-Béguin, nous avions prévu d'enregistrer au cours du mois de juillet des entretiens thématiques. Pierre Hirsch m'en a parlé lors de notre dernière rencontre. Il se réjouissait, comme nous, d'enregistrer ainsi une partie de ses souvenirs.

Immense était sa culture, immense est le vide que creuse son départ.

Pour souligner l'importance de la transmission des connaissances, on dit qu'en Afrique lorsqu'un vieil homme meurt, c'est une bibliothèque qui brûle.

Une analogie s'impose:

Avec la mort de Pierre Hirsch, c'est une bibliothèque qui a brûlé à La Chaux-de-Fonds.


Les problèmes de santé l'ont accablé à la fin de sa vie. La lecture devenait de plus en plus difficile, mais il continuait à lire régulièrement "Le Monde". Quelques heures avant sa mort, il a encore corrigé, comme il savait si bien le faire, des textes qui lui avaient été soumis en vue d'une exposition consacrée à son ami Lucien Schwob. Encore une fois, il avait trouvé les erreurs que les autres correcteurs ne signalaient pas, fait des suggestions qui enrichissent le fond et la forme des textes.


Ces dernières années furent déchirées par la disparition d'êtres chers.

Avec une certaine amertume, il voyait s'étioler et se dissoudre les organisations qui avaient marqué sa vie. Apprenant par exemple la dissolution d'un Cercle ouvrier, il soulignait que c'était vraiment une époque qui se tournait.


D'une rare modestie, Pierre Hirsch ne se laissait pas humilier. Tout au contraire, il gardait toujours une grande dignité et pouvait se fâcher lorsqu'il sentait qu'il était relégué, traité sans les égards dus à sa personnalité. Cette dignité, il l'inspirait plus qu'il ne l'imposait.


Dans un texte qui, je l'espère, sera prochainement publié, Madame Françoise Frey-Béguin a très bien écrit: "Pierre Hirsch était un homme que l'on aimait écouter...[...] Sa disponibilité d'esprit, l'étendue de sa culture, sa mémoire quasi infaillible, et surtout l'écoute des autres qu'il possédait à un degré rare, vont nous manquer cruellement...