Dès le VIe siècle avant notre ère, Pythagore défiait la société de son temps en refusant de manger de la viande et du poisson et de prendre part aux sacrifices sanglants qui rythmaient la vie de la cité. Tout au long de l’histoire, des individus et de petits groupes se sont élevés contre l’exploitation et la mise à mort des animaux1. Le souci de ce que subissent les animaux était néanmoins majoritairement perçu comme de la sensiblerie, c’est-à-dire une préoccupation irrationnelle. Or, depuis quelques décennies, c’est au contraire notre refus de prendre en compte ce qu’ils endurent qui paraît de plus en plus déraisonnable. L’exploitation des animaux et la consommation de leur chair ne vont plus de soi. Le questionnement moral sur ces pratiques prend de l’ampleur, en France et dans le monde.
Au début des années 1970, un étudiant en philosophie morale, Peter Singer, entreprend de réfléchir aux fondements moraux de l’idée d’égalité. L’un de ses amis, végétarien, lui demande pourquoi celle-ci se limiterait aux seuls humains. Ne trouvant aucun argument valable pour défendre que seuls les intérêts des humains auraient de l’importance, il devient à son tour végétarien et rend compte de son raisonnement dans un ouvrage d’éthique qui paraît en 1975, Animal Liberation2. Celui-ci s’est vendu depuis à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires dans le monde. Ainsi, La Libération animale (le titre français de l’ouvrage) a établi les bases théoriques modernes du mouvement animaliste.
Passant en revue les arguments utilisés pour justifier de ne pas prendre en compte les intérêts3 de tous les êtres sensibles, Singer en distingue deux : « ils ne sont pas de notre espèce » et « les humains ont des capacités mentales spécifiques ». Le premier argument est ce qu’on appelle aujourd’hui en philosophie morale le « spécisme direct ». Selon cet argument, parmi l’ensemble des animaux sensibles, on ne devrait se soucier que des vies et souffrances de ceux de notre espèce, donc des humains et de personne d’autre. Cet argument a longtemps paru tellement évident que peu de gens pensaient à l’interroger. Lorsque Singer l’a questionné, il a réalisé qu’il n’y avait en fait aucun lien logique entre l’espèce d’un être et le traitement qu’on devrait lui accorder. Un critère moral doit en effet se baser sur des particularités réelles de l’individu considéré, qui nous donnent une raison valable, logique, de le traiter de telle ou telle façon. Or l’espèce ne nous dit pas plus que la « race » quelle importance accorder aux intérêts d’un individu. Dire simplement qu’un être n’est pas humain ne nous apprend rien sur ce qu’il est, sur ce qu’il vit, et sur l’importance que l’on doit accorder à ses intérêts. Vouloir conditionner la manière dont on traite un individu à son appartenance au même groupe biologique que nous est spéciste, de la même manière que privilégier les membres de sa supposée « race » est raciste. Le fait qu’il soit sensible suffit à justifier que l’on considère ses intérêts.
De fait, en philosophie morale, plus personne ne défend aujourd’hui le critère d’espèce. Néanmoins, un « spécisme indirect » continue d’être invoqué : certaines caractéristiques censées constituer « le propre de l’Homme » (la raison, l’intelligence, la conscience de soi, l’autonomie morale, la liberté humaine…) feraient de nous des « êtres supérieurs » par rapport aux autres animaux. Au nom de cette éminente dignité humaine, nous devrions être les seuls à bénéficier de droits fondamentaux : ne pas être tués, ni torturés, ni emprisonnés. À l’inverse, nous aurions toute latitude de faire souffrir et mourir les autres êtres sensibles.
Il y a déjà un siècle et demi, Darwin montrait l’existence de profondes similitudes de capacités et de comportements entre les humains et les autres animaux. Aujourd’hui, les éthologues admettent tous l’existence d’une intelligence élaborée des animaux vertébrés et au moins de certains invertébrés (comme les pieuvres). Ils reconnaissent que se référer simplement à l’idée d’actes guidés par l’instinct4 empêche de bien comprendre leur sensibilité et leurs comportements. Il n’y a pas d’un côté les animaux totalement déterminés par la nature, et de l’autre les humains dotés de liberté5. De très nombreux animaux non seulement vivent intensément leurs plaisirs et leurs souffrances, mais éprouvent des relations très fortes, font preuve d’empathie, connaissent des émotions esthétiques, préparent des stratégies élaborées, construisent des relations sociales complexes, instruisent leurs petits et leurs proches et développent de véritables cultures. Les différences qu’on peut trouver entre les humains et les autres animaux sont de degré, et non de nature.
Surtout, ces différences d’aptitudes ne sont pas des différences pertinentes pour ce qui concerne l’éthique : ce n’est pas parce qu’un être est intelligent qu’on doit prendre en compte ses intérêts, mais parce qu’il ressent des sensations et des émotions positives ou négatives, auxquelles il attache de l’importance. Or tous les êtres sensibles veulent désespérément éviter le malheur et la souffrance et recherchent au contraire le bonheur et le plaisir. On doit donc prendre en compte leurs intérêts, quelles que soient leurs performances intellectuelles. C’est d’ailleurs déjà le raisonnement que l’on tient lorsque l’on affirme qu’il est évident que les joies et souffrances d’une personne humaine à l’intelligence moyenne comptent moralement autant que celles d’une personne surdouée.
Les capacités prétendument liées à notre sexe, notre « race » ou notre espèce, servent et ont abondamment servi à justifier des dominations, en plaçant les individus sur une prétendue échelle naturelle des êtres (qui va des « êtres inférieurs » aux « êtres supérieurs »). Nous refusons désormais largement ce type de hiérarchie lorsqu’on parle d’humains (par exemple en luttant contre le capacitisme6, le racisme, le sexisme...) et adoptons ainsi une morale de l’égalité. Pourtant, nous continuons de défendre une morale élitiste à l’encontre des animaux, vus comme des êtres inférieurs, auxquels nous pouvons infliger chaque jour par millions de l'ennui dans des cages ou des bassins, de la peur, de l'angoisse (séparation des mères et de leurs petits...), de la souffrance (mutilations à vif...), comme nous souhaiterions n'avoir jamais à en ressentir nous-mêmes.
En philosophie morale, le spécisme désigne donc la discrimination arbitraire, injustifiable et de ce fait injuste, opérée sur le critère de l’espèce des individus. Mais c’est aussi une réalité culturelle, une idéologie qui imprègne profondément notre société et autorise l’exploitation et la tuerie des animaux en les excluant de notre sphère de considération morale. Notre culture distingue complètement les humains des « animaux » – comme si nous n’étions pas nous aussi des animaux. Lorsqu’un couteau sert à tuer une personne humaine, on le désigne comme une arme, mais s’il sert à tuer un animal d’une autre espèce, il est vu comme un outil : on entérine ainsi l’idée que tuer « un animal » n’est pas un meurtre, mais un travail sur de la simple matière. Les mots « meurtre » ou « assassinat » sont d’ailleurs bannis, voire tabous lorsqu’on parle des non-humains : leur « mise à mort » n’est pas un problème moral. Cela va très loin, puisque si un élevage de 300 000 poules en batterie est entièrement détruit par un incendie, les médias peuvent écrire qu’« aucune victime n’est à déplorer ». Notre culture véhicule constamment l’idée que les animaux sont absolument différents de nous et que pour cette raison, ils ne comptent pas. Dès lors, on peut les élever et les tuer par milliards sans que cela ne pose de problème moral.
L’éthique consiste à prendre en compte les intérêts d’autrui, à les peser sur la même balance que les nôtres, et à les considérer de façon égale. Comme le soutient Singer, nous devrions considérer également les intérêts de tous les êtres qui éprouvent des sensations, qui sont sensibles à la douleur et au plaisir, c’est-à-dire tous ceux dont la vie peut se passer bien ou mal et dont on peut dire qu’elle leur importe7. Cela concerne au moins l’ensemble des animaux vertébrés, poissons compris. Il s’ensuit qu’il est difficilement justifiable de les utiliser comme matériel ou comme aliments sans nécessité. La production et la consommation de poissons, de viandes, d'œufs et de laitages engendrent des milliards de victimes chaque année, pour un seul pays comme la France : il est temps de s’atteler à y mettre un terme, individuellement et collectivement.